Je Tremble Ô Matador : Une danse incandescente et renversante
Je Tremble Ô Matador, nouveau film de Rodrigo Sepúlveda, est adapté de l’ouvrage du même titre de Pedro Lemebel. En 1986, un travesti vieillissant et un jeune révolutionnaire se lient dans une relation ambiguë mêlée d’actions clandestines. Le réalisateur a voulu mettre en avant une histoire d’amour complexe et tourmentée, dans le contexte dictatorial du Chili sous Pinochet, entre deux hommes soumis à un isolement forcé : dans « l’espace intérieur » de l’homosexuel La Loca, en situation illégale de par son orientation sexuelle, et dans l’espace social pour le militant Carlos, épris de liberté. Le long-métrage a reçu le Prix du Public au Festival du Film de Thessalonique.
Alfredo Castro tient ici le rôle principal et force est de constater qu’il est prodigieux. Cet acteur, habitué des rôles tortueux et torturés (Tony Manero dans la trilogie de Pablo Larrain sur l’ère Pinochet, El Club, El Principe…), fondateur du « théâtre de la mémoire » et metteur en scène, explique sa nécessité de vivre, de sentir, et non de jouer, telle une respiration (on songe aux préceptes de l’Actors Studio). Il tenait, et le pari est admirablement réussi, à mettre en avant la dignité d’un personnage complexe, loin des clichés et des préjugés, fidèle aux intentions de Pedro Lemebel. Sa performance lui a valu le Prix du Meilleur Acteur au Festival du Film de Guadalajara. Leonardo Ortizgris est également très inspiré dans le rôle de Carlos et les personnages secondaires sont bien campés. Le sort des homosexuels et des transgenres (l’identité sexuelle de La Loca semblant plutôt s’apparenter au gender fluid) n’est pas toujours enviable en Amérique du sud et centrale : cela a été illustré dans de nombreux films, comme Tatuagem du brésilien Hilton Lacerda (2013) ou plus anciennement El Lugar sin límites du mexicain Arturo Ripstein (1978).
Le début du film est une allégorie de la situation des marginaux dans un contexte fasciste et plonge d’emblée le spectateur dans l’ambiance suffocante de l’époque. Comme dans le film Freaks Out de Gabriele Mainetti, sorti récemment, une joyeuse soirée transgressive est brutalement gâchée par l’irruption vociférante et castratrice des oppressantes forces de l’ordre, stigmate de l’intolérance et de l’élimination de tout ce qui ne se laisse pas brider par des injonctions répressives. La vie n’est pas une fête au Chili. Au cœur de l’Éden, le registre tragique s’installe : l’exécution sommaire d’une chanteuse, extinction d’une voix dissidente par sa seule gaieté, annonce l’épée de Damoclès suspendue au-dessus des principaux protagonistes, évoquant, au son de « Fever », l’atmosphère torride, entre paillettes et marins, du Querelle de Fassbinder. De simple spectateur, La Loca devient actrice en fuite avec son sac rouge sang dans les sombres ruelles, avant d’être plaquée par le ténébreux Carlos dans une étreinte énigmatique. Loin des projecteurs, le quotidien de La Loca nous est dévoilé avec un naturalisme teinté d’un pathos qui émeut sans excès : elle est seule dans son lit, dans son fauteuil, derrière sa fenêtre ; elle pleure en silence sans attendre de consolation ; elle est pauvre mais peut compter sur son affable logeuse pour le luxe d’un coup de fil. Le trivial bain de pieds signifie la perte du glamour, sans maquillage ni faux cils. Elle a également recours à ses compagnes d’infortune, aussi âgées et rejetées qu’elle mais dont l’amitié sincère est le remède à toutes les mélancolies. Scène libératoire et exaltante que celle où le deuil plombant se dissout dans l’humour d’un spectacle de lip sync réjouissant, brisant le quatrième mur pour convier le spectateur à un show pathétique et flamboyant.
Les coulisses du spectacle, c’est également l’univers interlope de la prostitution filtrée de rouge (que l’on retrouvera pour une scène plus intime…). Être LGBT dans une société fasciste, c’est perdre tout droit et devoir survivre. Ce qui peut être aussi le cas dans des sociétés démocratiques aux accents conservateurs, comme évoqué dans le récent et formidable documentaire Au Cœur du Bois de Claus Drexel, en ce qui concerne les prestations du Bois de Boulogne, lieu de prostitution précaire de la petite-couronne parisienne. Mais se mettre au service de Mrs Clarita, la femme de pouvoir qui lui commande des nappes, et des militaires, ne serait-ce que pour exploiter ses talents de couturière, n’est-ce pas une autre forme de prostitution ? Cette compromission est insupportable à Carlos, la figure du révolutionnaire qui va bouleverser le quotidien routinier et sans perspective de La Loca. Les coups à la porte, telle l’annonce d’une scène d’exposition théâtrale, marquent l’entrée du bel inconnu et l’intrusion du péril sentimental autant que du danger de l’engagement activiste. À la résistance festive et souriante, va se substituer un militantisme autrement plus radical. La naïveté initiale face au bel étalon Carlos cède à une lucidité nouvelle de La Loca, aiguillonnée par une vivace jalousie à l’encontre de la rivale Laura, immédiatement signalée par les champs/contrechamps. Chaque séquence de retrouvailles, telle une séquence de corrida, entre les deux amants putatifs est l’occasion d’un conflit générant un rapprochement (ou l’inverse) et source d’empathie : au masque d’une joie trop enjouée succède la confession nocturne, auprès du feu. La Loca, du fait des brimades endurées dès l’enfance voue aussi une haine féroce à l’encontre des militaires ; Carlos sera, à son corps défendant, une sorte de Pygmalion révélant les potentialités de courage que sa partenaire, sous le joug des déterminismes, n’avait pas osé explorer. Deux scènes de manifestation se font clairement écho pour illustrer magistralement l’évolution de La Loca : dans la première, un travelling d’accompagnement l’isole tandis que tous s’effondrent symboliquement au sol et elle peut franchir les barrages sans difficulté car totalement méprisée par l’autorité (on retrouvera ce mépris vis-à-vis de tout ce qui n’est pas assez viril au cours d’un contrôle routier) ; mais la fertile prise de conscience a eu lieu. Dans la seconde scène, La Loca est filmée manifestant au cœur du cortège, subissant les puissants jets d’eau et l’humiliation d’une assignation à sa place genrée, mais elle est cette fois prise au sérieux et paiera le prix de son courage. A la musique insouciante se substitue à nouveau le requiem.
L’envoûtement réciproque est associé à la danse, à la musique, à l’alcool qui instaurent une transe, un oubli du réel et de ses conditionnements, une exploration de soi. Mais la gueule de bois au réveil est brutale et l’autre vie, superficielle et égoïste mais loin des tourments, ne paraît pas forcément la voie idéale. Dans le cadre bucolique des montagnes chiliennes, l’idylle semble réelle : c’est à ce moment que La Loca dansera au son de « Tengo miedo torero » clamant l’amour de son toréador face au taureau fasciste, mais là encore, le voile des illusions ne tardera pas à se déchirer. Le bonheur se trouve finalement dans les brèves éclaircies de communion : un ballon envoyé à des enfants et un anniversaire sont des cristaux de joie et de tendresse insouciantes. Je Tremble Ô Matador est un film bouleversant et profond, interprété avec maestria, narrant l’épopée de deux êtres si différents et si proches dans leurs universaux combats et aspirations. Ce sont aussi les nôtres et chacun peut choisir de quitter son paisible champ pour tenter l’exploration des vastes prairies de l’engagement.
Réalisé par Rodrigo Sepúlveda. Avec Alfredo Castro, Leonardo Ortizgris, Julieta Zylberberg… Chili, Argentine, Mexique. 01h33. Genres : Drame, Historique, Romance. Distributeur : Outplay. Sortie le 15 Juin 2022.
Crédits Photo : © Outplay.