Catwoman : Ni sidekick, ni sidechick !
On le sait, la légende de Batman est un mythe réactionnaire. Les différentes adaptations du héros vengeur ont accentuées cet aspect (The Dark Knight de Nolan) ou tenté de l’atténuer comme dans le tout récent The Batman de Matt Reeves. D’autres réalisateurs comme Tim Burton n’ont pas eu envie d’interroger l’aspect politique de l’œuvre, laissant ainsi le champ libre à l’inconscient droitier du personnage pour travailler avec une oscillante intensité l’esthétique néo-gothique du film. Dès les années 40, les super-héros blancs hétérosexuels, puissants et musclés ont servi l’éducation populaire des jeunes garçons dans une société patriarcale et hétéronormée. Que notre période ait récupéré ce terreau conservateur pour le retravailler et lui donner un nouveau sens est indéniable mais, pour autant, la place des femmes dans cet univers ne va pas de soi. Tous les comics classiques que notre génération semble déterminée à revisiter, qu’ils proviennent de Marvel ou de DC, sont historiquement traversés par une intense misogynie. Dans un tel contexte, il convient de s’interroger sur la célèbre Catwoman et ce qu’elle représente, tant pour les spectateurs que pour les femmes qui l’ont interprétée.
Catwoman ou les pouvoirs du sexe
Catwoman est un rôle féminin écrit par et pour les hommes. L’instinct qui a précédé sa création est un instinct sexuel. Il fallait mettre une chatte en chaleur dans un costume moulant et laisser plusieurs générations d’hommes fantasmer dessus. C’était sans compter sur le fait que le personnage, incarné à plusieurs reprises par des femmes intelligentes et fortes, allait bientôt échapper aux carcans qui ont précédé sa création et retourner sa sexualisation en véritable pouvoir. Voici six femmes formidables qui ont donné vie à Catwoman :
Julie Newmar : aimer son corps, l’utiliser pour en tirer plaisir et puissance
En 1967, Catwoman a droit à sa première adaptation télévisuelle. Pour les créateurs de cette série, le personnage offre l’occasion de mettre en scène une femme sexy dans une combinaison ultra moulante en lurex scintillant, sans avoir à trop craindre la censure. En effet, ses liens avec le comic et le jeune public auquel elle semble s’adresser, lui donne des apparences ingénues qui ont servi d’opportunité pour mettre en scène une femme à la sexualité affirmée. Souvent réduite à ce rôle et à un statut de Pin-up que tout le monde s’accorde à lui donner sans vraiment comprendre ce qu’il veut dire, Julie Newmar est en réalité une femme farouchement indépendante qui a su insuffler caractère et brio à son personnage. Comprenant qu’elle pouvait tirer de cette sexualisation un grand pouvoir, elle a fait modifier son costume pour accentuer sa taille et n’a pas hésité à embrasser pleinement la liberté de Catwoman. Newmar (qui a par la suite gagné une véritable fortune en fabriquant des sous-vêtements affriolants) a ainsi été la première à utiliser le fameux fouet de l’héroïne. Cet accessoire, aussi anecdotique qu’il puisse paraître, est en réalité un attribut extrêmement important de Catwoman. Le fouet est une sorte d’extension du corps de la féline : par l’ampleur qu’il lui fait prendre et l’agilité qu’il décuple, il lui fait gagner un espace jusque-là réservé aux hommes, une véritable clé de sa caractérisation. D’ailleurs dans la série elle tire son pouvoir de sa formidable dextérité, de sa flopée de gadgets semi-scientifiques et ultra modernes, de ses poudres quasi-magiques aussi bien que de sa sexualité affirmée qui lui donne un ascendant magnétique sur les autres. À mi-chemin entre la sorcière moderne et l’héroïne de comic, Julie Newmar semble vouloir nous dire comme ces icônes féministes que sont les Pussycat Dolls :
« I don’t give a…
Keep looking at my…
‘Cause it don’t mean a thing if you’re looking at my…
Ha I’m a do my thing while you’re playing with your…
Ha, ha-ha, ha-ha, ha-ha »
Anne Hathaway : subir les tempêtes et repartir avec l’argent
Le sexe ne peut pas toujours suffire. Dans les années 60, où toute vie sexuelle était refusée aux femmes, celles qui comme Julie Newmar ont su en tirer un pouvoir étaient des pionnières, mais les différents backlashs de la société patriarcale se sont empressés de retourner ce territoire nouvellement acquis contre elles. La sexualisation à outrance est devenue un moyen de nier les autres capacités des femmes. En 2012, Anne Hathaway a ainsi dû jouer une super-héroïne vidée de tout contenu subversif. Le costume moulant ne servait plus qu’à faire de Catwoman une femme disponible, on en veut pour preuve la position en levrette que le design de sa moto la force à tenir. Ainsi, Christopher Nolan écrit un rôle très pauvre et prive Catwoman de son légendaire fouet pour l’armer d’un pistolet, comme si la seule forme d’agentivité qu’une femme pouvait avoir devait nécessairement passer par un substitut phallique ! Ce n’était pas la première fois qu’Anne Hathaway devait subir l’intense misogynie d’Hollywood. Au début des années 2010, on lui reprochait d’être trop banale (en d’autres termes d’avoir l’air d’une femme qui ressemble aux femmes que l’on rencontre dans la vraie vie). Karl Lagerfeld s’était fait un devoir de la déclarer ennuyante. Des photographes la prennent en photo alors qu’elle descend de sa voiture, elle doit ensuite s’excuser de ne pas avoir mis de culotte sous sa robe alors qu’aucun des photographes n’a eu à s’excuser d’avoir vendu ses photos volées. En 2012, elle est moquée pour le régime drastique qu’elle suit afin d’interpréter une Fantine mourant de faim dans Les Misérables alors que quelques années plus tôt, Michael Fassbender était acclamé pour la même performance dans Hunger et que Matthew McConaughey allait remporter un Oscar deux ans plus tard pour son rôle dans Dallas Buyers Club... Parfois, la chose la plus difficile pour une femme est de continuer à exister, et dans un contexte injuste, on ne peut qu’admirer la persévérance d’Anne Hathaway qui fut pendant ces tempêtes l’actrice la plus bankable d’Hollywood. Elle n’avait pas nécessairement besoin d’être la meilleure Catwoman de l’histoire (et en effet elle n’arrive pas à convaincre dans ce rôle) mais elle a su négocier ce virage crucial de sa carrière pour en tirer profit. N’est ce pas là une qualité de Bad Bitch ?
Michelle Pfeiffer : jouer dans les interstices
La sexualité intrinsèque du rôle de Catwoman représente un enjeu et une difficulté pour les actrices qui doivent l’interpréter. On a vu avec le cas d’Anne Hathaway qu’il peut représenter une réduction du territoire de jeu, or Michelle Pfeiffer dans Batman, Le Défi semble s’être créé de nouveaux espaces au sein du terrain accidenté de ce rôle. Avant d’être le réalisateur que l’on connaît, Tim Burton était un excellent dessinateur. Il a longtemps travaillé pour Disney où il a appris à considérer que la forme du personnage doit avoir un lien direct et entretenu avec son fond. Ainsi, ce Batman de Burton a été abordé dans sa fabrication comme un film d’animation. C’est-à-dire qu’on a porté une attention particulière à la façon dont les décors, les costumes, les accessoires et les effets spéciaux devaient être fabriqués pour travailler de concert avec le scénario. C’est ainsi que le célèbre costume aux accents SM de Michelle Pfeiffer a pu participer à la caractérisation du personnage. Pour toute autre actrice que la brillante Pfeiffer, cela aurait pût être un poids supplémentaire, comment éviter de tomber dans la caricature ? Michelle Pfeiffer semble avoir décidé d’aborder ce rôle comme si elle avait été une animatrice chargée d’animer Catwoman. Elle développe ainsi à force de travail un jeu d’une extrême précision qu’elle va chercher dans une certaine plasticité, maîtrisant ainsi sa performance comme si elle était à la fois pantin et marionnettiste. À cet égard, son emploi du fouet est frappant. Elle l’utilise bien pour donner à son personnage une amplitude et une fluidité de mouvement qu’on ne s’attendait pas à trouver ailleurs que dans un personnage animé. Les mouvements qu’elle donne à ce fouet ont certainement dû être décomposés méthodiquement pour réussir à obtenir un tel résultat. Elle fait ainsi de Catwoman un de ces meilleurs rôles ; non pas uniquement la boîte à fantasmes qu’il est sans doute mais aussi ce qu’il révèle de ses dons d’observation et de son savoir-faire.
Catwoman : libre corps et âme
Il est difficile de jouer Catwoman, mais c’est sur les femmes noires que le personnage pèse le plus car elles ont à subir le double poids de la misogynie et du racisme, nommé la mysogynoire. On a souvent discuté du manque de diversité que connaissent les adaptations de comics : ce genre né au milieu du siècle dernier devait servir à promouvoir une société américaine puissante et dominatrice au détriment de ses minorités. Catwoman semble faire exception : les femmes noires y sont depuis longtemps représentées mais avec une nette prédilection pour les femmes métisses. Comme si l’ambiguïté raciale de ses actrices devait servir l’ambivalence d’un personnage prompt à naviguer d’un camp à l’autre. On ne sait jamais vraiment si Catwoman est une méchante ou fait partie des gentils, si elle est du côté des pauvres qui subissent la corruption de Gotham ou si elle y participe par son statut de voleuse. Cette fluidité à circuler avec aisance des soirées bourgeoises de la ville aux pires coupes-gorges de Gotham la classe-t-elle auprès des privilégiés ou de ceux qui doivent combattre pour survivre ? Le classisme, le colorisme et le fétichisme travaillent de manière plus ou moins consciente le personnage de Catwoman. Les nombreuses embûches que ces déterminations représentent ont pourtant été intelligemment surmontées par Eartha Kitt, Halle Berry et Zoë Kravitz pour permettre de renouveler le rôle à chaque génération.
Eartha Kitt : se faire une place à soi
Parmi les nombreux ressorts du racisme, il y a celui qui consiste à attribuer aux femmes racisées une sexualité animale. Eartha Kitt l’aura douloureusement subi tout au long de sa vie. Née en 1927 dans le Connecticut, elle subira les lois racistes d’une Amérique gangrenée par les lois Jim Crow, mais participera également à de formidables mouvements de luttes féministes, antiracistes et anti-homophobes. Ce n’est malheureusement ni son incroyable talent de chanteuse, ni sa maîtrise de plusieurs langues ou son sens de l’humour ravageur que les gens retiennent le plus souvent d’elle. À l’image de son article Wikipédia qui reprend cette célèbre citation d’Orson Welles, “(she’s the) most exciting woman in the world”, le rôle de Catwoman qu’elle a interprété de manière si élégante et espiègle la suivra tout sa vie, la surdéterminant dans une sensualité féline et fétichiste. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir été claire : Eartha Kitt a écrit trois biographies, travaillant régulièrement à rendre son travail et sa personne plus accessibles pour tout le monde. Il faut reconnaître que la vie d’Eartha a été passionnante et mérite bien plusieurs récits. En pleine guerre du Vietnam et durant un lunch avec la première dame, elle n’hésite pas, au sein même de la maison blanche, à tenir des propos francs et courageux à propos de cette guerre absurde. À la suite de cette déclaration, elle aura à subir une longue traversée du désert. Pendant près de dix ans, elle sera persona non grata et devra subir les diffamations de la CIA qui tentera de la faire passer pour une sadique nymphomaniaque indigne d’avoir une opinion politique. Elle a résisté à cela comme elle a résisté à tout : avec esprit et talent. Aucun courage n’égale celui de Eartha qui a si magnifiquement travaillé à se construire une vie qu’elle aime. Nous devrions la célébrer plus souvent.
Halle Berry : savoir qui on est
Halle Berry a une drôle de carrière. On a tendance à se souvenir de ses pires films au détriment des autres (Catwoman en fait partie : disons-le franchement, le film est mauvais). C’est pourtant bien une femme qu’on retiendra dans l’histoire du cinéma car elle a abordé tous ces rôles, y compris celui de Catwoman, de la même manière : elle n’a jamais laissé sa beauté parler à sa place. Elle a au contraire travaillé à ce que cette beauté parle pour elle. Initialement lancé dans les années 90, le film aurait dû être une sorte de thriller érotique à la Brian de Palma. Et Berry, qui contrôle parfaitement son corps, sa sexualité et surtout l’effet qu’ils produisent, aurait pu y être grandiose mais le film s’est perdu en cours de route. Cette adaptation de 2004 a également permis de mettre en lumière le fait qu’il n’est plus possible pour Catwoman d’exister en tenant uniquement sur le fil de la sensualité de ces actrices, aussi merveilleuses soient-elles. Le film, du point de vue financier, a été un très grand succès et a rapporté à son actrice un joli pactole ainsi qu’un Razzie Awards. Avec beaucoup d’humour et d’élégance, Halle Berry va chercher ce prix qui la couronne pire actrice de l’année, et s’offre ainsi un versant comique et joyeux à son émouvant discours de réception de l’Oscar de la meilleure actrice pour le film À l’ombre de la haine. Halle Berry sait que les échecs n’ont pas le pouvoir d’effacer nos victoires.
Zoë Kravitz : libre de jouer
La dernière adaptation de Batman tente de s’éloigner de ses origines réactionnaires. Il faut tout de même nuancer ce propos : à la première embûche, Batman (interprété par Robert Pattinson) accuse Catwoman de s’être compromis pour de l’argent… J’imagine qu’il y a des limites aux transformations qu’on peut opérer sur un mythe. Néanmoins, par bien des aspects, ce nouveau Batman est enthousiasmant. Après avoir été snobée du casting pour le Christopher Nolan en 2012, Zoë Kravitz y tient un rôle intéressant qu’elle réussit à interpréter avec naturel, comme si elle était affranchie de tout risque de fétichisation (on notera qu’après le ridicule pistolet de Nolan, on retrouve le fouet et sa puissance). Kravitz réunit avec la facilité d’une évidence des aspects parfois contradictoires et éparpillés du rôle. Sexy et sensuelle sans être l’objet de qui que ce soit, Catwoman 2022 bénéficie d’une intrigue qui la met au centre de son propre univers (elle cherche à sauver une jeune femme dont elle est amoureuse). Le fait que sa route croise celle de Batman ne lui enlève rien (d’ailleurs, l’une des dernières scènes du film les montrent en train de rouler côte à côte en moto avant que chacun ne suive sa route). Ainsi, Catwoman est elle-même sans justification, explication ou dépendance et c’est très rafraichissant. Matt Reeves a offert à son personnage la possibilité de s’inscrire dans une lignée familiale et d’exister en relation avec d’autres personnes que Batman. Zoë Kravitz se saisit de cette opportunité pour montrer une femme qui peut en pincer pour la chauve souris sans que toute sa personne et son monde ne soient jamais absorbés par cette attraction. Kravitz a enfin trouvé la Sélina Kyle qu’il y a en Catwoman et c’est un renouvellement majeur du rôle.
À l’intérieur d’une industrie qui échoue régulièrement à proposer une Catwoman qui ne soit pas traversée par la misogynie, la sexualisation à outrance, la fétichisation et le colorisme, les femmes qui ont interprétées l’héroïne de DC ont su repousser elles-même les limites d’un rôle qui a parfois pu prendre les contours d’une cage. Catwoman n’a besoin de personne pour se libérer et n’appartient ni à Batman, ni aux spectateurs.
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