L’événement : Corps à rebours
Après Mais Vous êtes Fous (2018), Audrey Diwan revient avec L’événement, adapté des mémoires d’Annie Ernaux qui relatent son avortement clandestin dans les années 1960. Un film bouleversant et fort qui nous rappelle que ce droit durement acquis est aujourd’hui encore largement contesté dans plusieurs pays. Auréolé du Lion d’Or à la Mostra de Venise cette année, le film est avant tout une piqûre de rappel essentielle.
« Je me suis faite engrossée comme une pauvre ». Anne (Anamaria Vartolomei) est étudiante et décide d’avorter afin de finir ses études littéraires et échapper à la reprise du bar familial dans la France des années 1960, époque où la société condamne sans appel le désir des femmes et le sexe en général. Une histoire éprouvante qui retrace le parcours d’une jeune femme à contre-courant de la loi tandis que le temps file, les examens approchent et que son ventre s’arrondit. Bon nombre de films ont déjà évoqué les dangers des avortements clandestins, les plus notables étant Vera Drake (2004) de Mike Leigh, 4 Mois, 3 Semaines, 2 Jours (2007) de Cristian Mungiu et plus récemment Never Rarely Sometimes Always (2020) d’Eliza Hittman. Des films en plein dans l’actualité, tant le débat sur l’avortement est aujourd’hui encore vif et clivant dans le monde. On pense notamment aux nombreuses manifestations de femmes polonaises début 2021, lorsque le gouvernement a quasiment interdit l’IVG, suivies par de nouveaux rassemblements suite à la mort d’une jeune femme en septembre. L’importance de ce sujet, des débats et discours multiples qui en découlent, nous donne donc envie de voir se décupler des projets cinématographiques à ce propos.
L’aspect tristement contemporain du thème central est subtilement mis en avant dans cette brillante adaptation. Audrey Diwan choisit en effet une esthétique moderne, resserrée dans l’étroit format 1.37 qui isole progressivement son personnage principal du reste de son entourage. Les années 1960 sont ici plus une évocation qu’une véritable toile de fond historique. Un choix judicieux qui permet à une jeune femme d’aujourd’hui de s’identifier complètement à cette héroïne qui pourrait être sa grand-mère. Au début du film, on danse et flirte aux côtés d’Anne, en comprenant à la dérobée qu’elle a eu un rapport sexuel auparavant. Le spectateur apprend ensuite avec autant de surprise que la jeune femme qu’elle est enceinte. Chapitré en nombre de semaines de grossesse dans une typographie rouge, L’événement prend rapidement la forme d’un compte à rebours. Un compte à rebours contre lequel Anne va lutter durant l’intégralité du film, tissant progressivement les nombreuses raisons qui la poussent à avorter à n’importe quel prix. En parallèle, elle fait également face aux délitements de son amitié avec ses deux meilleures copines, jalouses ou moralement choquées, et à la distance qui s’installe avec ses propres parents face à ce secret qu’elle ne peut révéler.
Isolée de tous, Anne se retrouve emprisonnée dans son propre silence, après avoir tenté de demander de l’aide sans succès auprès de ses amis et de médecins. Un corps médical qui n’hésite par ailleurs pas à berner Anne, puisque l’un d’eux trahit la jeune femme en lui donnant un traitement pour rendre le fœtus bien plus résistant après lui avoir promis de lui venir en aide. Les jeunes hommes qui gravitent autour d’elle sont également de pleutres épaules sur lesquelles s’appuyer, à commencer par celui qui l’a mis enceinte et n’assume absolument pas, comme son ami de fac qui lui propose une partie de jambes en l’air après avoir compris sa situation en lui lançant qu’ils ne risquent plus rien vu qu’elle est déjà engrossée. Autant d’incompréhension et de bâtons dans les roues, avec deux scènes chocs (ne portant cependant jamais atteinte à la dignité de la comédienne), qui font largement augmenter la tension du récit. Sans le dissimuler sous les couleurs chatoyantes des sixties, Audrey Diwan dresse le portrait âpre et combattif d’une jeune femme pour pouvoir disposer de son corps comme elle l’entend à une époque où il n’y a guère de différence entre une femme enceinte et une pestiférée. L’événement subjugue par la puissance calme avec laquelle il dépeint la bataille d’Anne, qui n’a que son courage comme arme face à une époque conservatrice et hypocrite. Un hommage poignant pour toutes ces femmes qui ont bravé l’interdit aux périls de leur vie, et un rappel nécessaire pour les sociétés qui s’évertuent aujourd’hui encore à décourager ce choix intime et essentiel.
Réalisé par Audrey Diwan. Avec Anamaria Vartolomei, Kacey Mottet Klein, Pio Marmai… France. 01h40. Genre : Drame. Distributeur : Wild Bunch Distribution. Lion d’Or à la Mostra de Venise 2021. Sortie le 24 Novembre 2021.
Crédits Photo : © 2021 PROKINO Filmverleih GmbH.