The Many Saints Of Newark : La Violence en Héritage
C’est peu dire que ce long-métrage déchaîne les passions depuis l’annonce de sa sortie. Repoussé par la crise sanitaire, l’inespéré The Many Saints Of Newark est enfin visible dans nos salles obscures, et simultanément au cinéma et sur HBO Max pour les américains. Film percutant ouvert aux non-initiés? Œuvre–somme nostalgique destinée surtout aux nombreux fans de la série? Ou bien rampe de lancement pour la stratégie HBO Max, déterminée à changer les habitudes des téléspectateurs ? Verdict ci-dessous.
La genèse douloureuse de ce long-métrage commence dans une période lointaine. Lors d’une rafale d’annonces de projets par la maison-mère Warner, le nom de la ville du New-Jersey dans le titre d’un film mystérieux fait directement tilter. The Many Saints Of Newark est bien un nouveau opus de l’univers Sopranos, sans conteste l’une des plus grandes séries de l’histoire. Avant d’être le mafieux préféré des sériephiles, Tony Soprano a fait ses gammes dans l’ombre de son oncle, Dickie Moltisanti. Dans un contexte explosif de guerre entre clans, ce parrain impitoyable a ouvert les portes de la mafia à son neveu. The Many Saints Of Newark est en effet un prequel qui se déroule dans la jeunesse tourmentée du jeune Tony, mais rapidement, une question se pose : pourquoi s’intéresser au passé du célèbre Capo du Garden State alors que les fans fantasment sur l’après épisode final depuis de longues années ? La réponse se trouve dans la personnalité unique du héros de cette série qui a changé la face de la télévision à tout jamais mais aussi dans les souvenirs bien ancrés de David Chase, créateur de cette dynastie légendaire et nabab incontesté. Ce dernier n’a jamais caché avoir calqué le personnage de Tony Soprano sur ses nombreuses angoisses et obsessions. De la relation conflictuelle avec sa mère à un Newark fantasmé dans les années 60, tous ces tourments ou songes enfouis dans la jeunesse du showrunner sont liés au personnage. Cette passion du créateur des Sopranos pour les sixties avait d’ailleurs déjà été remarquée dans son long-métrage Not Fade Away sorti en 2012. Le choix d’un retour en arrière était donc évident pour explorer l’origine du mal. Mafieux parfois émouvant, souvent colérique et à la recherche constante d’affection, le parrain de la famille du New-Jersey est un cas d’école qui méritait bien un film pour essayer de déchiffrer sa personnalité complexe. Il est souvent plus judicieux de laisser les téléspectateurs imaginer le passif d’un personnage culte et mettre en place un jeu de piste géant mais cette fois, l’occasion était trop bonne. David Chase dissèque méticuleusement les racines des nombreuses névroses que Tony Soprano collectionne dans sa vie adulte. Lors de plusieurs épisodes, le créateur de la série avait par le passé déjà disséminé quelques pistes sans réellement creuser. Avait-t-il déjà en tête de les expliquer en détail des années après ? Mystère.
Il faut ajouter à ce tableau la présence du réalisateur Alan Taylor connu pour avoir débuté à la mise en scène dans la série culte Homicide de David Simon avant de réaliser neuf épisodes des Sopranos et de se lancer ensuite dans le cinéma avec notamment les discutables Terminator Genisys ou Thor : Le Monde des Ténèbres. Ce metteur en scène n’est donc pas un nouveau venu mais le choix semble plutôt osé. Est-ce bien raisonnable de confier cette suite tant attendue à un ancien de la maison dont la carrière est en demi-teinte? David Chase a toujours eu une confiance inébranlable envers l’équipe qui l’a entouré pendant des nombreuses années. Le New-Yorkais a préféré opter pour quelqu’un de la grande famille recomposée pour éviter les couacs. Le showrunner obsessionnel a une horreur maladive des surprises, il s’agit donc du choix de la sécurité, au détriment d’une innovation plus ambitieuse dans la mise en scène. Pourtant, même les plus initiés n’auraient pas refusé une prise risque à ce niveau. Lors de la diffusion de la série sur HBO, plusieurs réalisateurs comme Steve Buscemi (Pine Barrens épisode 11 de la saison 3 et Allan Coulter (The Test Dream épisode 11 de la saison 5) avaient déjà tenté des expérimentations sans dérouter les fans.
AU PLUS PRÈS DU MIMÉTISME
Le mimétisme est omniprésent dans le film et passe inévitablement par la prestation troublante de Michael Gandolfini dans le rôle fétiche de son regretté paternel, James. Il est impossible de ne pas ressentir une certaine émotion en voyant dans le regard du fils l’âme de son illustre père qui a été littéralement habité par ce rôle. Michael Gandolfini étonne par sa manière de calquer la gestuelle si particulière et la voix nasillarde caractéristique de Tony Soprano. S’il paraît osé au départ, ce choix s’impose finalement comme une évidence. Ce sentiment s’explique avant tout par l’implication sincère du rejeton, qui semble en mission pour honorer la mémoire de son père même s’il a exprimé plusieurs fois l’angoisse assez compréhensible de jouer ce rôle si lourd pour lui. Il a par ailleurs prouvé qu’il n’était pas dénué de talent, ni d’autonomie dans The Deuce de David Simon (toujours sur HBO).
L’histoire se situe donc en plein milieu des années 60 et nous est contée par une voix familière qui fera sourire les inconditionnels. L’intrigue ne change évidemment pas de lieu par rapport aux Sopranos et reste ancrée dans le New-Jersey. Newark est connue pour être la grande ville de ce minuscule état et habituée à vivre dans l’ombre du bruyant voisin New-Yorkais. L’un des attraits de ce film reste les retrouvailles tant attendues avec des personnages totémiques de The Sopranos. Il est évident que les coscénaristes n’allaient pas laisser passer cette occasion pour attirer les plus grands fans qui ont connu une vraie dépression de fin de série. Le travail sur les mimiques des protagonistes est effarant, comme par exemple la prestation de Corey Stoll dans le rôle de Junior Soprano. Ces petits détails sont sans aucun doute destinés aux aficionados les plus avertis mais il faut reconnaître qu’on prend un malin plaisir à déceler la finesse de la prestation des acteurs.
LIL DICKY
Ce serait faire injure de ne pas s’attarder sur le personnage majeur du film. Dicky Moltisanti est une vieille connaissance, dont les divers exploits ont bercé les fans du show par le biais de Tony Soprano lui-même. Des histoires légendaires que le chef mafieux contait au petit Christopher Moltisanti, rejeton orphelin de Dicky. A travers les paroles élogieuses de Tony, on constatait déjà son importance dans le parcours criminel du mafieux. Dicky Moltisanti est un personnage absolument incontournable, charmeur, mais surtout une boussole pour la pègre locale. Et le père de Christopher Moltisanti, neveu par alliance de la famille Soprano, est avant tout l’homme qui a façonné points par points la personnalité extrêmement complexe d’Anthony à travers ses coups de sangs ou ses précieux conseils existentiels. Sa relation conflictuelle avec Oncle Junior sera perpétuée par Tony Soprano des années après. Il faut avouer que ce lien fort avec son oncle par alliance étonne un peu au départ car la fascination du jeune Tony était peu évoquée dans la série. On assistait surtout aux nombreuses paroles élogieuses sur son père Johnny “Boy” Soprano, en fin de compte absent de la vie de l’adolescent. Mais ce qui caractérise la personnalité d’Hollywood Dickie est sans aucun doute son extrême violence à la moindre frustration. Une sociopathie familière qui rappelle immédiatement Tony. Le père de Christopher est donc une figure d’autorité de substitution pour le jeune Soprano déjà en proie à la délinquance avec un manque d’autorité évident de la part de ses parents et notamment de sa mère complètement déconnectée de la réalité.
UNE RÉALISATION BANALE MAIS EFFICACE
La topographie est incontournable pour expliquer la binarité établie de la ville américaine. Et à Newark comme ailleurs, les quartiers noirs cohabitent avec ceux des autres communautés, toutes bien mieux loties. Pour illustrer ce contraste Alan Taylor utilise à foison des plans vifs et violents pour mettre en parallèle le confort de vie des italo-américains. Par exemple à travers cette balade totalement inconsciente de Dicky Moltisanti dans les quartiers de la ville pendant des émeutes suite à un énième excès de zèle de la part de policiers blancs. Le visionnage de plusieurs épisodes des Sopranos réalisés par Alan Taylor permet de constater que rien n’a changé dans sa manière d’aborder les transitions entre les séquences. Son style abrupt et efficace est déjà présent. On a parfois l’impression, notamment dans la première saison, d’avoir affaire à une suite directe du film avec la même mélancolie qu’on retrouve dans The Many Saints Of Newark. Le choix de couleurs vives dans la partie de la ville italo-américaine s’oppose à la fadeur et au délabrement déjà avancé des quartiers afro-américains. Ce manège s’enchaîne pendant de longues minutes avant de se fondre finalement sans transition. Une manière pour le réalisateur d’exprimer une perspective : la barrière invisible entre communautés n’existera plus et l’inconscient Dicky va être rattrapé brutalement par un déchaînement nouveau de violence sur la ville qui ne pourra plus être contenue. On déplore tout de même qu’Alan Taylor choisisse la sécurité avec une réalisation classique, alors qu’une atmosphère plus léchée n’aurait pas nui au récit.
L’INÉVITABLE QUESTION NOIRE
Il a toujours été étonnant de constater l’absence notoire de la communauté afro-américaine dans The Sopranos. Quand on connaît la démographie de la région (plus de 50% de la population locale est noire), il était grand temps d’aborder ce sujet. Bien évidemment, quelques fois, nous avons eu affaire à cette autre partie de la ville mais exclusivement pour exposer les préjugés racistes de Tony. Cette fois, étant donné le contexte historique, impossible d’ignorer cette communauté si importante à Newark. Harold McBrayer est un redoutable associé de Dicky Moltisanti. Son travail consiste à collecter les enveloppes pour la pègre du secteur. Avec son caractère bien trempé, Harold ne cache absolument pas son ambition sans limite face aux gangsters italiens qui ont pignon sur rue à l’époque et les mafieux italiens quant à eux se méfient plus que tout des afro-américains. Ils leurs reprochent une soi-disant dégénérescence des valeurs du gangstérisme avec la vente d’héroïne à grande échelle et surtout une ambition démesurée. Cette crainte s’incarne avec des clichés racistes constants et un mépris à peine voilé. C’est aussi une technique de diversion pour accuser une population plus paupérisée et ainsi éloigner la menace policière des affaires familiales. Le traitement des émeutes est retranscrit avec perfection. L’extrême tension dans les quartiers touchés est filmée avec force. Cette tension palpable, à une période charnière pour les Etats-Unis, se ressent dans tous les recoins de cette Newark reconstituée.
UNE VRAIE STRATÉGIE AUTOUR DU FILM
Après l’analyse, une question se pose : Quel est l’intérêt de sortir ce film hormis pour le fan service? Bien évidemment on trouve son bonheur et on est même parfois submergés d’émotion mais qu’en est-t-il des personnes extérieures qui veulent se lancer dans cet univers sur grand écran ? Il est assez compliqué de se retrouver parmi ces multitudes de personnages hauts en couleurs. Les spectateurs peu familiers avec cet univers peuvent se perdre dans l’intrigue en cherchant les nombreux liens entre les protagonistes. Pourtant les chiffres d’audience et d’exploitation conjoints ont permis à Warner de valider un spin-off avec les mêmes acteurs. Les fans de la série sont aux anges mais on regrette un peu de voir que le showrunner roi n’arrive pas à tourner la page lourde du crime organisé sauce Sopranos. En attendant, David Chase a réclamé le grand scénariste Terence Winter, mis au placard depuis le fiasco monumental de l’extrêmement coûteux Vinyl, et c’est plutôt une excellente nouvelle pour le futur de The Many Saints Of Newark. Showrunner de la série culte Boardwalk Empire mais aussi scénariste The Wolf Of Wall Street, le New-Yorkais Winter a l’expérience nécessaire pour ajouter une ambition mordante qu’on ne retrouve pas tout à fait en visionnant ce préquel. Le film rappellera tout de même aux plus grands fans une nostalgie, des moments de vie intimement liés à cette famille dysfonctionnelle. La recherche profonde dans les souvenirs de Tony donnent des réponses claires et la présence du fils Gandolfini ajoute une sensation encore plus troublante à cette incursion psychologique. C’est indéniablement une réussite pour les fans mais le grand public qui souhaiterait s’intéresser à cet univers si dense doit commencer par la série pour mieux saisir les choix scénaristiques de Don David Chase.
Réalisé par Alan Taylor. Avec Alessandro Nivola, Leslie Odom Jr., Vera Farmiga… États-Unis. 02h03. Genres : Policier, Drame. Distributeur : Warner Bros. France. Sortie le 3 Novembre 2021.
Crédits Photo : © Courtesy of Warner Bros. Pictures and New Line Cinema.