Séries Mania 2021 : Rencontre avec l’équipe de « The Last Socialist Artefact »
Deux hommes arrivent de Zagreb dans une ville un peu paumée dont il ne reste pas grand-chose, si ce n’est quelques bars et une usine désaffectée depuis trois décennies, qui produisait des turbines. Ils n’ont aucun point d’attache avec la ville ou l’usine en question, juste un projet vaguement fou. La saga d’Oleg et Nikola ressemble à beaucoup de chroniques sociales, mais l’identité de The Last Socialist Artefact (adapté du roman Les Turbines du Titanic de Robert Perisic), elle, est unique. La série n’est pas vraiment une buddy comedy dans les Balkans, ni une ode mélancolique au bassin ouvrier, ni même une dramédie : mais tout ça à la fois. Pour une de ses premières sélections, la Croatie a frappé fort dans le cadre du Panorama International… Et ça a payé, puisqu’ils sont repartis avec le Prix de la Meilleure Série 2021 de la section. On a rencontré les deux cerveaux du projet : la productrice Ankica Tilic et le réalisateur Dalibor Matanic, dont le film Soleil de Plomb est sorti dans les salles françaises en 2016.
Quel a été le point de départ de ce projet ?
Dalibor Matanic : J’ai eu un coup de cœur pour le livre, il m’a beaucoup inspiré. Ce qui est important, c’est qu’il parle d’humains. Il n’y a pas de choses sensationnelles, des meurtres ou autres, mais il y a de l’humanité, et c’est ce qui m’a plongé dans le projet. Vous savez, l’adaptation d’un livre est toujours compliquée, car tout le monde a ses propres opinions dessus.
Quel a été le principal problème à surmonter pour cette adaptation, justement ?
Le souci avec la grande littérature, et des auteurs comme Jonathan Franzen et Michel Houellebecq, c’est que personne n’a réussi à en tirer quelque chose de bon : il y a tellement d’émotions, de constructions, de maniérismes… Et chacun en tire sa propre interprétation. Comment rassembler tous ces lecteurs avec une adaptation ? C’est pour ça que des grands titres comme Le Maître et Marguerite de Mikhaïl Boulgakov n’ont jamais eu de transposition réussie, c’est très difficile. On doit trouver de nouveaux territoires artistiques pour en tirer quelque chose de neuf. C’est très important de ne pas copier/coller au livre. C’est pour cela que, selon moi, de bons écrivains n’interfèrent pas avec les scénarios d’une adaptation. C’est une adaptation libre, car le livre parle de beaucoup de choses qui se sont déroulées dans les années 1990 : la guerre dans les Balkans et le départ des gens de la ville. On a transposé l’intrigue à aujourd’hui, même si elle parle un peu de la guerre. L’autre différence, c’est que chacun des six épisodes s’attache à suivre un personnage.
Une fois que vous avez fini la post-production de The Paper (une série autour d’un journal local réalisé pour la télévision croate HRT et qui a été diffusée sur Netflix en France, ndr), vous avez commencé à préparer cette série. Comment cela s’est-il passé ?
Je ne considère pas que les scénaristes sont les gardiens du projet, comme cela arrive traditionnellement dans le processus. Chacun doit être impliqué créativement, que ce soient les producteurs, les scénaristes ou les réalisateurs. Sur The Last Socialist Artefact, les scénaristes ont commencé à écrire, Ankica Tilic a rejoint le projet en productrice, et mon rôle est d’être impliqué plutôt sur le terrain. Et de manière plus importante, de nouvelles choses arrivent pendant le tournage. Dans l’épisode 3, le personnage suivi dans l’épisode 2 devient secondaire, et cela fait partie des choses qui apportent de la modernité à l’œuvre.
Je ne connais pas l’industrie de la télévision croate. Est-ce que cette série a été financée par la télévision publique croate ? Est-ce que cela ressemble à des choses qu’ils ont diffusé auparavant ?
Oui, le diffuseur croate l’a financé en majorité. La série a aussi été diffusée et partiellement produite pour une chaîne slovène. Ils ont été assez cool en ce qui concerne l’originalité, ils ne voulaient pas en faire une comédie. Le responsable de la chaîne respectait le livre original, et il a aussi travaillé avec nous sur The Paper. Il a également approuvé les comédiens, donc on n’a pas rencontré de problèmes. Quand un projet est en tournage, les chaînes y prêtent moins d’attention que lorsque le public le découvre et leur fait des retours (*sourire*).
Pendant la présentation de cette édition, The Last Socialist Artefact a été décrit ainsi : deux hommes d’affaires originaires de Zagreb vont dans une région économiquement sinistrée afin de rouvrir une usine dont ils ont hérité, et la ville où se situe l’usine reprend soudainement vie. Est-ce que vous avez conçu et tourné ce projet comme une série feel good et positive ? Ou comme un mélange de bons sentiments et de mélancolie ?
Vu que l’on décrit la chute de cette classe ouvrière locale, je ne voulais pas être nostalgique. Mais en ce qui concerne l’aspect feel good, on se sent un peu proches des films d’Alexander Payne comme Nebraska. Ces films parlent aussi d’une économie ruinée, de gens qui se baladent… C’est pour ça que je parle de satire. Il y a une touche de mélancolie parce qu’on effectue cette sortie du communisme dans les pays d’Europe centrale qui fut vraiment un enfer. Et on voit ces vies perdues, ces gens paumés, mais qui restent humains quand même. La série part de deux types qui veulent rouvrir cette usine désaffectée : est-ce qu’elle est feel good pour autant ? Elle est plus feel-human, je le dirais comme ça ! (*rires*)
Il y a un plan magique symbolisant la renaissance de l’espoir dans la ville, vers la fin du deuxième épisode, où l’électricité revient dans l’usine à la tombée de la nuit. Les ex-ouvriers la contemplent comme si un vaisseau spatial venait d’atterrir. La raison pour laquelle les deux personnages principaux entreprennent ce projet est-elle volontairement floue ? On ne sait pas si ce sont des escrocs, ou des hommes d’affaires à même de mener à bien ce projet un peu fou.
Ankica Tilic (productrice, créatrice) : L’espoir est un des principes-clé de cette série. Leur motivation pour rouvrir cette usine est, pour Oleg, un moyen de gagner de l’argent, et dans le cas de Nikola, parce qu’il n’a rien d’autre à faire ! Oleg a toujours fait des affaires avec de plus riches que lui, mais n’a jamais gagné assez pour pouvoir prendre sa retraite au soleil. Et c’est une opportunité qui lui permet de se faire de l’argent facilement. Quant à Nikola, il s’apitoie sur son sort, n’est pas prêt à chercher du travail, c’est pour cela qu’il part à l’aventure avec Oleg. Et on fait exprès de ne pas trop en dire sur leur passé dans la série : le public d’aujourd’hui est intelligent, et a l’habitude d’analyser le contenu habilement.
Dalibor Matanic : Le début de la série peut être vu comme celui de Fargo. Deux mecs débarquent dans une ville sans idée de ce qu’ils vont y faire. Ça nous semblait plus approprié.
A.T. : Mais on a essayé de différentes manières. C’était notre choix final, mais on a développé une narration plus linéaire, avec plus d’exposition.
Au casting, est-ce que vous vous êtes attachés à choisir Oleg et Nikola d’abord, ou était-ce important d’avoir une série avec un ensemble d’acteurs homogène autour d’eux ? Est-ce que vous avez vu beaucoup de comédiens, ou avez-vous pris des comédiens de vos précédents projets ?
D.M. : On n’a pas d’acteurs secondaires : The Last Socialist Artefact a six personnages principaux, chacun présenté à travers son épisode.
A.T. : La dynamique entre Oleg et Nikola sert de base à la série, mais vu qu’il y a six épisodes et six personnages, c’est un peu une série chorale.
D.M. : Pour le casting, Tihana Lazovic fait partie de tous nos projets en tant qu’actrice. L’acteur qui joue Nikola (Kresimir Mikic) aussi.
A.T. : Vu que notre marché est très petit, on connaît l’ensemble des comédiens. On n’a donc pas fait de casting, mais il s’agissait de faire les bons choix. Il fallait avoir les bonnes conversations et les bonnes répétitions pour obtenir le résultat auquel nous sommes parvenus, parce que tout le monde est connu et très talentueux. Nous avons finalisé notre groupe d’acteurs un an avant le tournage.
The Last Socialist Artefact est lié à Séries Mania, puisqu’il a fait partie des pitches du forum de coproduction pour l’édition 2017.
A.T. : J’ai gagné un prix de développement après la présentation à Séries Mania, on était un des premiers projets à l’avoir. On a ensuite été chercher d’autres financements européens, et il s’agissait de tester la température sur le marché international : que pensent-ils du projet, de l’équipe ? Plus tard, nous avons essayé de monter la série comme une coproduction européenne et non comme une série croate : on avait vu le potentiel. Et j’espère ne pas me tromper ! (*rires*)
Est-ce que les professionnels du jury à Paris vous avaient dit ce qui leur avait plu dans ce projet à l’époque ?
A.T. : Oui, c’était avant tout le titre, que l’on aimait aussi beaucoup et qui cadrait bien avec le contenu, c’est une citation directe du livre. Et on a aussi eu des retours intéressants sur le thème universel : un plaidoyer pour le droit au travail, et de la dignité humaine qui en découle. Et les thèmes d’espoir et d’amour pouvaient aussi voyager.
On sent beaucoup de méfiance de la part des habitants de la ville au cours de la série envers le projet de Nikola et Oleg. Que tout peut mal tourner en un instant. Est-ce que cela fait partie du suspense de la série ? On ne sait vraiment pas si le projet va capoter ou non.
A.T. : Oui, la tension dramatique vient de là, en fait.
D.M. : Oui, tout peut tomber à l’eau, et ça a déjà été le cas. Mais c’est une des grandes différences avec le livre pour éviter la nostalgie : il y a plus d’espoir et d’épreuves à traverser.
Une des caractéristiques les plus remarquables de la série est que la scène finale est montée de manière très singulière, par-dessus le générique de fin. Il y a beaucoup d’émotion dans ces séquences, et des choix particuliers de cadrage. Est-ce un choix venu en post-production, ou était-ce présent au développement ?
D.M. : C’était intéressant de ne pas couper la scène et d’aller au générique, d’étendre la portée de la séquence finale. D’autant qu’elle met toujours en scène le personnage qui sera au centre de l’épisode suivant.
A.T. : Ce n’était pas quelque chose de prévu, et Dalibor a fait cet excellent choix au montage…
D.M. : Pendant le tournage même, car j’ai dû mettre en place tous les plans.
Vous avez pris trois ans pour développer la série…
A.T. : Oui, j’ai eu les droits du livre, développé un synopsis et une bible avec un premier scénariste, puis nous en avons engagé deux autres pour construire les scénarios. C’est un processus lent, mais qui n’est pas forcément différent du cinéma, qui est notre médium de prédilection [avec Dalibor].
D.M. : Le livre est plutôt connu en Croatie. On avait donc besoin de prendre le temps pour la réussir.
Est-ce que la série est appelée à avoir plusieurs saisons ?
A.T. : Je ne reprendrais pas les mêmes personnages. Le principe de départ est que deux personnages débarquent dans un environnement dépaysant, qui a ses propres règles, et sont reçus comme des étrangers. Cela peut se prêter à une anthologie.
Créée par Milan Zivkovich, Hana Jušić, Jelena Paljan. Croatie, Finlande, Serbie, Slovénie. 6 Épisodes x 50 minutes. Genre : Drame. La série n’a pas encore de diffuseur français connu.
Crédits Photo : © D. R.