Notturno : Voyage au bout de la nuit
“La nuit est sortie de dessous les arches, elle est montée tout le long du château, elle a pris la façade, les fenêtres, l’une après l’autre, qui flambaient devant l’ombre. Et puis, elles se sont éteintes aussi les fenêtres.”
Céline, Voyage au bout de la nuit
Cinq ans après Fuocoammare, documentaire autour de l’île de Lampedusa lauréat de l’Ours d’or en 2016, Gianfranco Rosi revient avec un film tourné entre le Liban, l’Irak, le Kurdistan et la Syrie. Racontant la vie d’un peuple au « bord du volcan[1] », Notturno invite à entrer, toujours avec respect et discrétion, dans le quotidien des peuples qui habitent la région. Pas d’entretien, ni de question : c’est par le silence que l’on circule entre les grandes étendues et les camps militaires, les vies des familles et les rituels des prisons et hôpitaux psychiatriques.
Notturno suit une règle établie depuis longtemps par Gianfranco Rosi : celle de l’attention portée au cadre, à la lumière et au son. Et comme toujours, c’est beau. Pas de répétition pour autant, mais une forme qui se réinvente et qui s’adapte à son sujet. Ici, le documentaire naît d’un pari : dire la « grande guerre funeste[2] » en ne filmant que de nuit. Pas si loin, donc, du Voyage de Céline auquel on pense, au-delà de la part récusable du personnage. Le choix de dépeindre la guerre comme une longue nuit, proche de l’hallucination, reste en effet saisissant.
Comme dans le roman, où tout commence par un long cauchemar sans fin, Notturno prend la forme d’un mauvais rêve. Dans les scènes diurnes, la nuit n’est jamais loin non plus : le ciel est toujours gris, bleuté ou voilé. À l’intérieur, on tire les rideaux, et si on regarde le ciel, c’est à travers l’ombre noire des branches d’un arbre. La terre, le ciel et la pluie mêlent ensemble les couleurs des tentes et des chars militaires, dans une succession d’images qui relèvent autant de la prouesse esthétique que de l’hallucination. Comme dans un rêve, les personnages et les lieux sont brouillés, enchevêtrés, jusqu’à l’absurde. Marécages, quartiers détruits et terrains militaires se succèdent sans fin, avec une lenteur propre au songe. Gianfranco Rosi nous avait prévenus : « ce n’est qu’un cauchemar[3] ».
De cet espace flou émergent des visages, magnifiés et densifiés par la nuit dont ils se détachent. Le visage d’un enfant qui travaille, dans l’obscurité, est accompagné d’une lumière dorée qui semble le sanctifier. Un adolescent au regard mystérieux marche le long d’une route, et son regard – qui clôt le film – nous accompagne bien après la fin.
Pour autant, ce documentaire singulier, qui souhaite s’affirmer comme une « ode aux êtres humains[4] » et une célébration de la force du quotidien et des émotions des personnages marqués par la guerre, ne réussit pas entièrement son pari. Certaines scènes sont pourtant particulièrement frappantes par leur attention aux détails et par la proximité qu’elles établissent. Dans ces scènes, ce qui compte, ce n’est pas tant l’image du fils défiguré mais le léger tremblement des mains de la mère qui tient la photographie. Et plus encore que le récit bouleversant des tortures infligées aux enfants par Daesh, on en retient le bégaiement du garçon qui raconte. Pourtant, pour un film qui affirme vouloir faire ressortir les singularités de ses protagonistes, ces scènes restent rares. On se dit, d’abord, qu’on aimerait en avoir plus. Puis on comprend que l’enjeu est ailleurs. Qu’il ne s’agit pas d’une maladresse, mais d’une forme nouvelle et envoûtante. Notturno montre la puissance de vie des habitants d’une région en guerre, mais pas uniquement – et c’est ce qui fait sa force. Il est, comme le roman de Céline, « de l’autre côté de la vie ». Il construit un rapport à l’espace, au silence et à la solitude qui tient aussi de l’imaginaire, et qui prend appui sur des images fortes : par exemple celle d’une lignée de soldats, immobiles, la nuit et celle, surtout, d’un cheval resté seul face à la caméra, au milieu de la ville, en silence. Le film choisit de dire l’abjection de la guerre en refusant de l’intégrer entièrement à la vie : il la transforme en exception qui ne peut relever que d’un domaine plus obscur, inouï. Il y a une dimension esthétique de la guerre, mais qui ne relève pas tant d’une fascination que d’une mise en exergue de l’aberration du conflit – et qui ne rend pas les plans moins accablants. Au milieu de ces images souvent irréelles se détachent parfois des visages et des personnalités. Alors, au cœur de cet univers singulier, on aperçoit la dimension humaine souhaitée par le réalisateur. On en sort comme on sort d’un rêve.
[1] [3] [4 ] Gianfranco Rosi, dossier de presse de Notturno.
[2] Dossier de presse.
Réalisé par Gianfranco Rosi. Italie, France, Allemagne. 01h40. Genre : Documentaire. Distributeur : Météore Films. Sortie le 22 Septembre 2021.
Crédits Photo : © Météore Films.