L’Inconnu de la poste : l’espoir en fuite ?
Drogué, outsider et habitué des rôles de malfrats, donc forcément criminel ? Dans L’Inconnu de la poste, Florence Aubenas revient sur le meurtre sauvage d’une postière de Montréal-la-Cluse en 2008 et la manière dont le comédien marginal Gérald Thomassin s’est retrouvé malgré lui dans le viseur de la police… et de tous les habitants de la région.
Grand reporter pour Libération, Le Nouvel Observateur et Le Monde, Florence Aubenas s’est fait un nom grâce à ses couvertures médiatiques d’événements nationaux (le procès d’Outreau) et internationaux (Rwanda, Syrie, Irak…). Mais la journaliste est aussi, et avant tout, une amoureuse des petites gens, dont elle aime observer le quotidien et révéler les difficultés. Pour L’Inconnu de la poste, publié en février dernier, la journaliste est partie à la rencontre de toute une commune, Montréal-la-Cluse, petite bourgade de 3.000 habitants vivant de l’industrie du plastique. Une commune calme et sans histoire, mais ébranlée par le meurtre d’une postière maniaco-dépressive adorée de tous, poignardée une vingtaine de fois dans sa petite Poste.
Broadchuch à la Zola
“Quand on débute dans le métier, on imagine que plus on va aller loin, plus on va couvrir des histoires bruyantes et importantes. Avec le temps, on se rend compte que le grand reportage est aussi à 500m de chez soi”, déclarait récemment la reporter dans Le Grand Atelier. En l’occurrence, pour Florence Aubenas, le grand reportage se trouvait dans l’Ain. Sept ans plus tard, elle compile ses recherches dans un nouvel essai à l’ADN protéiforme. Tour à tour enquête journalistique immersive, roman social hérité de Balzac ou Zola et polar noir où se mêlent crimes, enquêtes et mises sur écoute, L’Inconnu de la poste se dévore d’une traite… Presque comme une bonne série télé. Appelez ça de la déformation professionnelle, mais on y a vu un peu de Broadchurch, Top of the Lake ou de The Killing dans cette manière d’aborder le meurtre comme déclencheur de soubresauts au sein d’une communauté à l’apparente quiétude. À la simple différence qu’on n’y suit jamais aucun flic, mais uniquement les habitants de la région.
Au fil des pages, les chapitres papillonnent d’un personnage à l’autre pour effleurer l’histoire de tous ceux qui furent touchés, de près comme de loin, par cette enquête. Certains sont nommés explicitement, d’autres, moins essentiels à la narration, portent un surnom fonctionnel : Le Futur-Ex, La Petite, Le Nouveau. Mais tous sont importants, dans la progression de l’histoire comme pour Florence Aubenas elle-même. Car tous ont été impactés par le crime sordide de la petite Poste et méritent d’être mentionnés. Toutes leurs histoires, qu’elles touchent à l’intime ou se répercutent sur le village, méritent d’être racontées. Tous les enjeux cachés derrière la disparition de la postière méritent d’être dévoilés. Et la grande force de la journaliste se révèle justement dans le portrait digne et sensible de tous ces êtres dont les médias ne parlent jamais mais dont les parcours complexes vont du bouleversant au tragique. À commencer par la lumineuse victime aux innombrables tentatives de suicides et son père, ancien employé municipal vieillissant qui ne trouvera jamais d’issue à sa quête de justice.
Thomassin, héros malgré lui ?
Au milieu de ce tumulte, un nom revient sans cesse. Gérald Thomassin, ex-jeune comédien prodige, révélé par Jacques Doillon dans Le Petit Criminel en 1990, avant d’être adoubé par l’Académie des arts et techniques du cinéma l’année suivante. Césarisé à 16 ans, accusé de meurtre à 39. La chute est brutale. Comme Florence Aubenas le révèle, Gérald Thomassin n’était pas intéressé par la gloire. Il aimait simplement le cinéma et était bon pour ça. Avec son caractère sanguin et sa gueule de jeune écorché, il a séduit directeurs de castings et réalisateurs. Si elle ne prend pas parti dans son ouvrage et se garde bien de déployer la moindre opinion ou de soutenir la moindre théorie, la tendresse de la journaliste pour le comédien déchu est bel et bien palpable (et elle ne s’en cache pas dans les médias). D’autant plus que les charges contre lui n’ont jamais été concrètes et ont depuis été abandonnées.
Dans cette bourgade où tout le monde se connaissait, Thomassin, venu de la ville, était un outsider. Le coupable idéal pour une justice qui patauge. Quand tout le monde faisait bonne figure, lui était ouvertement alcoolique et toxicomane. Quand chacun faisait profil bas, lui parlait ouvertement du meurtre avec quiconque passait devant lui. Et “bien entendu”, sa carrière parlait d’elle-même : habitué aux rôles de criminels sur petit et grand écran, le comédien avait déjà montré une forte tendance à la violence. Sans mentionner son talent qui lui permettait de mentir aisément aux forces de l’ordre afin de passer pour innocent même s’il avait des choses à cacher. Thomassin l’acteur, Thomassin le menteur. Une théorie fumeuse, évidemment impossible à défendre dans un tribunal mais que tous ceux qui le côtoyaient, même ses amis, n’ont jamais réussi à faire partir de leur esprit.
Derrière le fait divers tragique, ce que dessine L’Inconnu de la Poste, en filigrane, c’est l’incompréhension d’un statut, celui de comédien, d’autant plus de comédien reconnu et récompensé. Thomassin n’avait que faire de la célébrité, mais il était terriblement fier de ce qu’il avait accompli et ne perdait jamais une occasion de parler de son parcours. Il ne courait pas après l’argent, qu’il dépensait dès qu’il le touchait, au point de devoir taxer 20 balles à ses proches quand le besoin se faisait sentir. Il se contrefoutait du réseautage, de connaître des gens célèbres, mais gardait ceux qu’il a côtoyé en haute estime. Il n’avait aucune méthode, jouait avec ses nerfs plus qu’avec sa tête. Pour qu’il incarne la colère, il fallait le mettre en colère. Thomassin n’était pas un comédien comme les médias aime les montrer au monde. Aux yeux des autres, de ses voisins, de la police, de ses proches, ça le rendait suspect. Aux yeux de Florence Aubenas comme à ceux de ses lecteurs, et certainement des nôtres, ça le rend au contraire sympathique. Après son César, Thomassin aurait pu chercher à se bâtir une carrière et à se faire un nom, comme Yvan Attal, Mathieu Amalric ou Mathieu Kassovitz la même décennie. Ou disparaître progressivement des radars, comme d’autres révélations amateures arrivées au cinéma presque par accident ces dernières années. Thomassin, lui, a continué de jouer quand les occasions se présentaient, sans jamais leur courir après. Vingt rôles en dix-huit ans de carrière, chez Kim Chapiron, Laurent Boutonnat, Guillaume Nicloux et Jacques Doillon bien-sûr. Pour quelqu’un qui se foutait d’avoir une carrière, justement, c’est admirable.
On attendait L’Inconnu de la poste sur le terrain de l’enquête impossible à résoudre et, sur ce point, le livre de Florence Aubenas ne déçoit jamais. Mais c’est bien quand il aborde la descente aux enfers de Thomassin qu’il nous passionne. Parce que l’ancien enfant de la DDASS, passé des plateaux de cinéma à la case prison, a été crucifié par les médias et le système judiciaire sans la moindre preuve. Pour le simple motif qu’il menait sa vie hors des sentiers battus, comme il l’entendait, sans argent mais non sans excès, et que sa filmographie atypique, désormais réduite aux rôles de voyous représentatifs de l’affaire, semblait être une raison suffisante de le condamner. Est-il coupable ou non ? On ne le saura sans doute jamais, puisque Thomassin a disparu inexplicablement avant son acquittement. Un mystère de plus pour une histoire sordide qui n’en manquait déjà pas.
L’Inconnu de la poste, de Florence Aubenas
Publié aux éditions de l’Olivier. Paru le 5 février 2021.