de l'art et du c _ babe
Dossiers

De l’Art et du Cochon

Réflexions d’une réalisatrice, scénariste, critique et prof de cinéma autour des répercussions du mouvement #MeToo lancé en 2017, du témoignage d’Adèle Haenel deux ans plus tard, de leurs répercussions dans la création cinématographique en France et du désir de changement.

En mars 2016, j’ai eu l’opportunité de participer à trois jours de master class dispensés par Werner Herzog dans un hôtel de la banlieue de Munich. Un lieu feutré et aseptisé, loin de la jungle amazonienne si chère au réalisateur de Fitzcarraldo et Aguirre, la Colère de Dieu. Nous étions un an et demi avant l’éclosion du mouvement #Metoo qui a généré une prise de conscience plus ou moins bien accueillie sur le caractère systématique des violences sexuelles et sexistes dans l’industrie du cinéma. Environ une soixantaine de jeunes réalisateur.ice.s venus du monde entier composaient l’assemblée. Nous avions été choisis par Herzog lui-même sur un extrait de cinq minutes d’une de nos oeuvres. En d’autres termes, nous étions des élus, comme Keanu Reeves. Élus, mais sommés tout de même de payer asap 1500 USDollars via Paypal, en plus du transport et de l’hébergement. L’élite ça se mérite, sur le même principe aléatoire que n’importe quel espace VIP. 


Dans la jungle avec Papa 

Durant ce cours magistral / one-man-show minimaliste baptisé Rogue Film School (L’École de Cinéma des Flibustiers/Francs-Tireurs), le charismatique Tonton Werner nous a enseigné entre autre l’art de crocheter les serrures grâce à une leçon expresse de son fils Simon, par ailleurs assis au premier rang durant la conférence paternelle. Cet enseignement est une introduction à la notion fondamentale selon lui de Droit Naturel (en allemand NaturRecht) de faire des films, by any means necessary, c’est-à-dire quels que soient les moyens déployés pour arriver à nos fins. Pour appuyer son propos, il nous a partagé force anecdote de falsification de papiers officiels, de corruption d’agents gouvernementaux de divers pays, de nuits en prison en Thaïlande suite à des malversations de ses producteurs, de convois de prostituées indigènes payées pour le repos de l’équipe, etc. Le tout avec une philosophie simple : le jeu en vaut la chandelle, tout est bon pour faire son film. Herzog est-il motivé par un amour des sensations fortes? Si c’est le cas, il n’en laisse rien paraître, arborant sans relâche sa poker face impassible et impénétrable. Plusieurs éléments pointent malgré tout sur l’entretien d’un culte satisfait de sa propre personne. Par exemple, et de son propre aveu, la modulation de son accent allemand à des fins dramatiques ciblées. En gros il force sur le côté deutsch quand il veut avoir l’air extra solennel. D’ailleurs, un des stagiaires n’a pas supporté la rigidité et la condescendance de celui que certains appelaient Maestro alors qu’ils allumaient ses cigarettes avec des étoiles dans les yeux (true story). Le jeune homme, originaire dans mon souvenir du Canada (ça devait faire cher le billet d’avion), a brusquement quitté la salle de conférences au bout du deuxième jour en traitant le Maestro d’égomaniaque. Herzog n’a pas bronché, n’a pas envoyé son assistante prendre des nouvelles, n’a pas éprouvé le besoin de discuter de la situation avec l’assemblée. Il a repris le cours de sa parole comme si l’incident n’avait jamais eu lieu.

Une autre péripétie s’est déroulée pendant ce stage. Le féminisme. Pour préparer les trois jours de conférence, Herzog nous avait fait parvenir un corpus de livres à lire et de films à voir. Je ne me souviens plus à quel moment une femme, parmi la poignée de réalisatrices présentes, a fait remarquer que tous les auteurs étaient des hommes et que cela manquait de diversité de points de vue. J’aurais aimé pouvoir dire que j’y avais pensé moi-même. Mais ce n’est pas le cas. Plongée dans un état régressif, sur les bancs de l’école face à un maître austère et intransigeant, j’avais repris mes vieilles habitudes d’ado rebelle en salle de classe : le sarcasme et la subversion discrète, tout en laissant traîner une oreille au cas où ça devait devenir subitement intéressant. La question, posée par cette courageuse membre d’une assemblée effectivement masculine en majorité, a donné lieu à un débat parmi les plus pénibles qu’il m’ait été donné d’assister en direct. Herzog a botté en touche immédiatement, agacé, arguant qu’il était humaniste et que selon lui le talent était universel. Plusieurs voix, dont la mienne au bout d’un moment, se sont élevées pour faire entendre qu’il avait beau se prétendre universaliste, il n’avait pas l’air de donner de crédit à des points de vue féminins (on l’a d’ailleurs entendu affirmer que rien n’était pire que le sentiment). Le tout dans une cacophonie absolument effroyable entre des allusions évasives à son caractériel comédien Klaus Kinski accusé de violences pédophiles par ses filles, l’intervention d’un Américain qui a soutenu que sa copine régisseuse avait appris à se faire respecter en faisant “comme tout le monde”, ou encore celle d’un autre Américain d’origine irlandaise qui a éprouvé le besoin de rappeler que lui aussi venait d’un peuple opprimé. Pour résumer, selon Herzog, les femmes ont le droit de faire des films si elles prouvent qu’elles peuvent faire les mêmes que les hommes. Pour clore le débat, Herzog a choisi bon gré mal gré deux réalisatrices afin de projeter leur travail. Parmi elles, une Germano-Coréenne d’une quarantaine d’années qu’il a jugé bon d’appeler “young lady” sans qu’elle le reprenne. L’incident était clos.

Herzog était assisté dans l’organisation du stage par une femme jeune qui m’a confié plus tard qu’elle était contente que le débat ait eu lieu, même si d’après elle “il n’en a rien compris”. Les participants à cette masterclass, ainsi qu’à celles des années précédentes, les Fellow Rogues, sont toujours en contact s’ils le souhaitent via un groupe facebook secret. Mais celui-ci n’est plus très actif. En effet, Herzog n’a à ce jour pas renouvelé l’expérience. Certains plaisantent sur le fait que la promo 2016 a tué le Rogue Film Jeu. Tonton Werner a choisi plutôt de se relocaliser dans la jungle péruvienne avec des réalisat.eur.rice.s “autonomes”. Lui qui pourtant prône de privilégier les voyages à pied, n’aurait pas le temps pour les noeuds au cerveau avec une bande de femmes et autres créatures fragiles?

Klaus Kinski et Cecilia Rivera dans Aguirre la colère de Dieu, de Werner Herzog

Malgré l’initiative 50/50 et les récentes annonces de quotas d’inclusivité et de mesures de prévention sur les plateaux, le moins que l’on puisse dire c’est que le cinéma français n’a pas été très vif à réagir au mouvement #MeToo. À l’exception de la monumentale Catherine Deneuve, apparemment soucieuse de préserver les envies de mains aux fesses qu’elle pourrait susciter. Et après tout, pourquoi pas si c’est ça qui l’anime. Par ailleurs, les procès de Jean-Claude Brisseau et les allégations à l’encontre de Luc Besson n’ont jusque-là pas donné lieu à des remises en question profondes, ni même à la manifestation d’une volonté de prendre du recul. De simples affaires de bonnes femmes et de demi-folles tout ça. Et pour cause, le témoignage et les réflexions d’Adèle Haenel sur les violences sexuelles qu’elle a subies et sur les discussions qu’elle estime nécessaires interviennent exactement deux ans après les premières révélations sur les exactions systématiques d’Harvey Weinstein et sur le mode de fonctionnement de l’industrie cinématographique.  

L’expérience de la Rogue Film School me revient en mémoire ces derniers jours, car elle apporte selon moi un éclairage substantiel sur le contexte dans lequel le cinéma français flotte, à défaut de nager. Un monde-bulle où il faut avant tout avoir la gueule de l’emploi ; où apprendre son métier n’est pas nécessaire ; où Woody Allen peut évoquer ses psychanalyses en long en large et en travers dans ses films mais où on juge encore bon de débattre de la séparation entre son côté homme et son côté artiste ; un monde où peu d’élus sont en position de s’exprimer sur une micro-tribune sans qu’ils envisagent la limite de leur voix ou la nécessité de laisser la place.


La Gueule de l’Emploi

Parmi la quantité d’anecdotes partagées par Herzog, je me souviens qu’il a mentionné s’être fait pousser la moustache alors qu’il était encore débutant pour ne plus avoir l’air d’un gamin et être pris au sérieux. La pilosité faciale est-elle un réel facteur de respectabilité? Si j’avais su je n’aurais pas dépensé autant pour faire retirer la mienne. Dans un autre genre, récemment la Société des Réalisateurs de Films – association de réalisateurs qui a mis en place une procédure de radiation (timorée) de Christophe Ruggia accusé de harcèlement et d’abus sexuels par Adèle Haenel – a publié une éloge funèbre du critique et théoricien de la Nouvelle Vague Jean Douchet en jugeant bon de citer son “physique seigneurial”. Troublant choix de mots, qui rappelle de manière implacable que le cinéma, pour ceux qui le fabriquent comme ceux qui le pensent, est avant tout une affaire d’évidence féodale. Je bosse dans le ciné Starter Pack : des poils et de la noblesse. On aurait bien d’autres idées : le chapeau, la boule à zéro, etc. En bref, la virilité, always.

On pense aussi au passage au choix iconographique d’Agnès Varda debout sur le dos d’un technicien pour lui rendre hommage après sa mort lors du dernier festival de Cannes. La photo n’est pas dénuée de poésie mais elle est troublante quand on y réfléchit, tant la posture défie les lois du Code du Travail. Une femme réalisatrice doit-elle littéralement marcher sur ses collaborateurs pour être prise au sérieux? Maïwenn, qui considérait il y a quelques années que le public ne saurait pas déterminer le genre du ou de la cinéaste s’il était placé devant un film anonyme, expliquait pourtant comment elle sent que le cinéma la masculinise. Aurait-elle le même discours aujourd’hui? On serait curieux de le savoir.

Woody Allen dans Manhattan

I Woke Up Like This, un métier qui ne s’apprend pas

J’ai tourné trois courts-métrages et dirigé plusieurs projets collectifs associatifs ou scolaires qui ont nécessité la mise en place du même cadre de travail. Et, bien que les tournages en question fussent relativement petits, il m’est déjà arrivé de perdre mon sang-froid sur ou en dehors du plateau. Avec le recul, il s’agit d’après moi d’un mélange d’inexpérience, de manipulation (un mode de fonctionnement dont on peut difficilement faire abstraction sur un plateau) et d’impulsivité. Ce sont des cas de figure que je souhaite limiter. On passe forcément des caps qu’on perçoit comme violents dans son travail, mais la violence n’est pas une méthode de travail qui garantisse un résultat, et ses effets sont trop néfastes à court et long termes. De plus, il existe une manière d’affronter la pression d’un tournage sans faire peser la charge sur ses collaboratrices et collaborateurs. Mais trouver son ancrage fait partie d’un processus individuel qui peut être long. Un ami chef-opérateur, au retour d’un tournage éprouvant, m’a confié le constat d’un ingénieur du son aguerri qui tourne près de trois films par an : un.e réalisateur.rice commencerait à prendre réellement ses marques sur un plateau à partir du troisième long-métrage. Un constat partagé d’une certaine manière par James Gray quand il regrette avec pessimisme – et une humilité déconcertante – ne pas avoir l’occasion d’apprendre son métier en tournant plus, comme a pu le faire John Ford notamment

Pourtant il semble encore régner en France la croyance diffuse que le cinéma est une affaire qui ne s’apprend pas. Elle serait innée et découlerait du génie (notion évoquée également dans l’éloge funèbre de Jean Douchet). Le Concours de Claire Simon est un documentaire qui met en scène le concours d’entrée à la Fémis, la prestigieuse école de cinéma. Parmi les séquences mémorables du film, un débat agité entre plusieurs cinéastes, devenus auditeurs et jury d’experts pour l’occasion, sur un élève éparpillé qui manque de générosité dans son travail mais qui “serait peut-être un génie”. Il est troublant de noter que les personnes chargées de statuer sur le sort de l’élève en question (en l’occurrence des femmes) semblent plus angoissées à la perspective de ne pas être capables de déceler son potentiel génie, que de donner sa chance à la mauvaise personne. De là à conclure qu’elles doutent avant tout de leur propre légitimité, il n’y a qu’un pas. 


L’homme, l’artiste et ta mère

Woody Allen est le réalisateur chéri des cinéphiles français. A priori il n’a pas la gueule de l’emploi niveau poils mais il compense avec des grosses lunettes et un physique difficile. En outre, après une jeunesse potache, il passe son temps à citer Bergman et autres vieux philosophes. Pas de doute possible, il est donc intelligent comme un vieux papa intelligent.  Accusé d’abus sexuel par une de ses filles et marié avec sa belle-fille adoptive qu’il a commencé à fréquenter alors qu’elle était encore mineure, Allen est souvent cité quand on fait allusion au cas d’école de la conscience morale : la séparation de l’Eglise de l’Artiste et de l’Etat des hommes. Pourtant, Woody Allen a écrit tous les films qu’il a réalisés, dans lesquels il met en scène ses névroses amoureuses, créatrices ou autres. De plus, il a le plus souvent interprété lui-même le premier rôle ou un rôle significatif, parfois aux côtés des femmes qui partageaient sa vie à l’époque. Il est également réputé pour la manière dont il a filmé New York, ville dans laquelle il est né et réside encore à ce jour. Selon ses propres mots :New York est sa ville et le sera toujours”. Ses thématiques tournent souvent autour de sa culture juive new-yorkaise, de ses états d’âmes, de ses questionnements métaphysiques sur le bien, le mal et la création. On se souvient par exemple d’un dialogue humiliant avec une mère, représentée comme intrusive et castratrice, au-dessus du trafic de la Grosse Pomme. Etant donné que l’identité et les obsessions de Woody Allen nourrissent ses oeuvres depuis le début, est-ce que prétendre le séparer lui de ses films ne reviendrait pas à ne pas les comprendre?

Il peut être entendu que la question divise parmi le grand public, ou les théoriciens. Mais que des personnes qui aient un jour contribué d’une manière ou d’une autre à la fabrication d’un film se la posent sincèrement paraît très incongru. Pour lever des fonds pour n’importe quel film, court ou long, on exige une note d’intention, en anglais director’s note (le mot du réalisateur/de la réalisatrice). À moins que le film ne soit une commande, c’est-à-dire développé à partir de l’idée d’un.e producteur.rice ou d’une plateforme de diffusion, l’autrice ou l’auteur du film doit donc formuler son intérêt particulier et sa vision personnelle du film afin de convaincre jurys ou autres investisseurs. De plus, n’importe quelle personne ayant réalisé un film vous dira qu’il est comme un prolongement de soi, certains emploient même le terme “bébé”. Et la production n’est pas en reste. Parmi ces personnes chargées entre autres de lever des fonds et d’administrer la chaîne de travail sur un tournage, il en est qui préfèrent se positionner plutôt comme des investisseurs et garder des distances avec le coeur du réacteur. Mais je connais de près ou de loin au moins deux producteurs qui ont souffert de crises cardiaques attribuées par eux-mêmes ou par leurs proches à leur trop grande implication dans leur travail. Le cinéma est un domaine où la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle est particulièrement floue. On est très vite amenés à savoir si les gens prennent des anxiolytiques ou de la cocaïne pour tenir la distance ; ou bien s’ils préconisent plutôt les cures de jeûne ou la luminothérapie pour garder la forme. Et pour cause, il s’agit d’un art où l’on doit persuader d’autres personnes d’investir des sommes importantes sur de l’imaginaire. Et où la prise de risque est indissociable de la démarche. Malgré tous les outils dont on dispose pour s’exprimer avec clarté, la charge émotionnelle mêlée à la pression financière tendent à rendre assez rapidement les choses irrationnelles (et on ne parlera pas ici des comédiens dont l’hypersensibilité est le principal outil de travail). Aurait-on osé suggérer à François Dupeyron, qui écrivait trois ans avant sa mort sa révolte face à un système qui l’empêchait selon lui de faire ses films, de dissocier son côté homme de son côté artiste ? Peut-on enfin admettre que la question est vide de sens ?

Rappelons pour conclure sur Woody Allen, dont j’ai beaucoup aimé les films étant plus jeune, qu’il a réalisé au moins trois films sur la question de l’impunité morale ou judiciaire : Crimes et Délits, Match Point et récemment L’homme irrationnel. Il met également en scène dans Manhattan une liaison avec une adolescente de quinze ans qui ironiquement l’encourage dans la scène finale à troquer son cynisme contre une plus grande confiance dans ses contemporains.Pour ne pas faire de jaloux, parlons aussi de Roman Polanski. Le réalisateur exilé a été condamné pour viol en 1977 et accusé par de nombreuses femmes depuis. Mais il a été défendu ardemment à coup de pétitions et de lettres ouvertes ces dernières années en France, avant d’être radié de son association de réalisateurs fin 2019 suite aux dernières accusations de viol de Valentine Monnier. On pourrait rappeler, par goût du parallèle, qu’il a mis en scène dans Rosemary’s Baby, dix ans avant son arrestation, un viol brutal sous sédatif commis par Lucifer. Ce film, écrit par Polanski lui-même est une adaptation du roman d’Ira Levin sur les faux semblants d’un immeuble habité par des satanistes qui prennent pour cible une jeune mariée naïve qui finira par accoucher d’un enfant démoniaque. (La victime était interprétée par Mia Farrow, incidemment ex-femme de Woody Allen, à qui on souhaite surtout du repos.) Aujourd’hui, alors que la polémique sur son statut d’évadé judiciaire revient comme un triste marronnier dans le paysage audiovisuel français, Polanski réalise un film sur une injustice d’état historique, qui doit son issue positive à une enquête médiatique. Ce faisant, alors qu’il affirme s’identifier à la victime, les critiques, les activistes féministes et le grand public se déchirent sur les prétendus excès des tribunaux populaires. Une telle mise en abyme, c’est du grand art. Mais le sens de l’humour et de l’ironie est-il à attribuer à l’homme ou à l’artiste?

Difficile de savoir par quel bout séparer ces deux bougres de leurs obsessions ou de leur cynisme. Certains crient au retour d’un nouvel ordre moral. Peut-être. Les démarches activistes visant à déprogrammer J’Accuse peuvent dérouter. Mais la complaisance et l’impunité systématique aussi. Et puis il semble important de rappeler que Woody Allen comme Polanski sont devenus des marques. Et comme toute marque, elles cherchent sans doute avant tout à capter du temps de cerveau disponible. Si J’accuse fonctionne autant au box-office, c’est aussi qu’il en appelle à la peur du spectateur lambda de passer à côté de la perle rare, et de rater LE sujet de conversation qui pourra lui garantir de se sentir légitime à la machine à café ou dans les dîners en ville. Un des souvenirs les plus marquants de mon expérience de caissière il y a une quinzaine d’années au défunt Virgin Mégastore (une grande enseigne de distribution culturelle pour les plus jeunes) est l’achat “par package”. Durant certaines périodes, on pouvait en moyenne cinq fois par jour avoir en face de nous une personne qui allait acheter le livre à lire, le film à voir et le CD à écouter (à l’époque Les Bienveillantes de Jonathan Littel, La Môme d’Olivier Dahan et le CD m’échappe). Les trois en kit. La fréquence d’achats de ce type, au coût conséquent, me troublait beaucoup. Comment est-il possible que nos goûts correspondent en tous points et dans tous les domaines aux recommandations de la page Culture de tel ou tel quotidien ou hebdomadaire? La critique déplore d’avoir perdu son caractère prescripteur, mais est-ce vraiment une mauvaise chose? Par ailleurs, comme les vieux hommes blancs y en a (peut-être) aussi des biens, rappelons  la pensée de Deleuze qui conçoit le cinéma comme indissociable d’une démarche de résistance. Pourquoi n’en irait-il pas de même pour le public après tout? Peut-on séparer l’homme du spectateur et la femme de la spectatrice au même titre que les infameux homme et artiste? Et, en attendant de déterminer lequel est l’oeuf et lequel est la poule dans cette nébuleuse équation, on pourrait aussi formuler la question autrement. Doit-on séparer les femmes, des artistes? Et puis les femmes sont-elles des artistes comme les autres?

Woody Allen dans Harry dans tous ses états

Le Censureur Censuré

Est-il vraiment envisageable que le vécu des personnes qui réalisent des films n’influe en rien sur leur manière de filmer ? Et puisqu’on parle ici d’hommes réalisateurs, peut-on réellement imaginer que cela n’a pas d’incidence sur leur manière de filmer les femmes, le sexe, le viol (une obsession masculine au cinéma) etc. ? La neutralité est un grand fantasme dans l’art et la culture. C’est aussi un principe qui garantit l’autorité absolue de l’Académie. Les bons films seraient objectivement bons, les génies objectivement géniaux. On retrouve ici les ramifications du Droit Naturel énoncé par Werner Herzog. Si on part du principe que seuls ceux qui doivent faire des films possèdent ou sont en mesure de mobiliser les ressources pour les fabriquer, alors de manière indiscutable les films qui existent et qu’il nous est donné de voir, de critiquer et d’aimer sont les seuls qui méritent de l’être. Ça vous donne le vertige? C’est normal.

Lors de la préparation de mon dernier court-métrage qui met en scène des personnages féminins dans une histoire qui porte en elle des thématiques de représentation féminine qui me sont chères, j’ai eu l’occasion de dîner avec mes producteurs – en l’occurrence deux hommes – et une comédienne. Alors que la conversation s’était orientée sur la question du féminisme, un de mes producteurs avec qui j’ai réalisé tous mes courts-métrages jusqu’à présent et que je connaissais depuis plusieurs années, m’a suggéré publiquement de me taire. Je n’avais pourtant insulté personne, ni même particulièrement mobilisé la conversation. Mais nous avions atteint un point de désaccord et il trouvait désagréable qu’on s’attarde dessus. Rétrospectivement l’incident aurait du m’alerter. Car on avait justement passé beaucoup de temps à discuter de la représentation des femmes pour le financement du film et l’élaboration d’un dossier solide. Et cela paraît contradictoire avec sa réaction. Mais sur le moment je lui ai simplement fait savoir que j’avais trouvé la remarque déplacée. Il n’avait pas l’air convaincu. On est en restés là. La manière dont les choses se sont déroulées à partir du tournage m’ont fait prendre conscience que c’était une personne avec qui je ne partageais pas de valeurs et avec qui je ne souhaitais plus collaborer. L’histoire est anecdotique mais elle me semble pourtant cruciale. Enfants du monde occidental, nourris à l’idéologie du progrès comme donnée fondamentale de notre système social, nous baignons sans en avoir vraiment conscience dans la certitude que l’ordre des choses est vertueux. Ce qui doit être est. Mais comme l’a très bien mis en lumière Werner Herzog en pensant donner de l’inspiration à un groupe de réalisateurs et de réalisatrices, nous faisons en réalité confiance à un mythe. Un mythe qu’il faut réécrire, surtout quand on prétend faire du cinéma. Et que le cinéma est censé être un acte de résistance en soi.

Les femmes sont fortes même si elles l’ignorent. Notre force inconsciente, tout comme celle des autres communautés qui subissent de la discrimination banalisée au quotidien, c’est de partir du principe que tout ce qu’on entreprend est un accident, un piratage quelque chose qu’on arrache, peut-être même une anomalie. En général cela conduit à un manque de confiance et de l’inhibition. Mais pourquoi continuer de chercher à se conformer par tous les moyens à un système qui s’est bâti sur des lieux communs? Comme par exemple “le cinéma c’est regarder des jolies femmes faires des jolies choses”. Ce genre d’aphorismes, creux quand on les regarde de près, ont été énoncés par des génies peut-être, mais avant tout par des patriarches sûrs de leur statut et de leur emploi. Ils guident et rassurent avant tout ceux qui ont pour vocation de guider et rassurer à leur tour. Ou de faire des inventaires. Ce qui n’a rien de problématique mais qui n’est pas la même démarche que faire des films. Nous devons piocher dans le grand sac des oeuvres, trier et dissocier ce qui reste valable à nos yeux, et assumer de délaisser le reste sans chercher à faire plaisir, ni à tonton Werner ni à personne d’autre. Non pas par dépit ou ressentiment mais bien pour nous affranchir. Contrairement à ce qu’affirme la diplomate réalisatrice Rebecca Zlotowski, il n’est pas de notre responsabilité de rassurer des personnes qui ne sont jamais souciées de savoir si leur jouissance existait au détriment de celle d’autrui, et qui décrètent aujourd’hui que changer de schéma relève du puritanisme. Ce n’est pas non plus notre travail d’expliquer que hurler sur des gens qu’on ne connaît pas, ou encore publier des communiqués publics sans concertation avec les membres de l’organisme qu’on est censé représenter, ce n’est pas défendre la liberté d’expression mais plutôt défendre la liberté de continuer à oppresser, à la fois les individus et l’imagination. Libérons-nous des chaînes de la conformité. By any means necessary comme dirait l’autre.  <3

Autres ressources :
https://www.telerama.fr/cinema/michele-halberstadt,-productrice-une-revolution-est-en-marche-et-elle-ma-rendu-la-memoire,n6519997.php
https://www.nouvellesecoutes.fr/quoi-de-meuf/#66
https://www.youtube.com/watch?v=HCywo7BkhZY
https://www.ouest-france.fr/culture/affaire-polanski-metoo-les-critiques-culturels-font-leur-examen-de-conscience-6632574
-https://www.cartoonbrew.com/ideas-commentary/festival-directors-stop-inviting-problematic-men-a-commentary-by-luce-grosjean-183531.html





Fairouz M'Silti est réalisatrice, scénariste et directrice de publication des Ecrans Terribles. Elle attend le jour où la série Malcolm sera enfin mondialement reconnue comme un chef d'oeuvre.

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