Les Révoltés : Sous les pavés, l’image
50 ans après avoir filmé les événements de mai 68, Michel Andrieu et Jacques Kebadian se plongent dans leurs archives pour réaliser un documentaire émancipé de tout passéisme qui ne manque pas de résonner avec notre actualité.
Comment parler de mai 68 sans sombrer dans la fadeur commémorative ? Andrieu et Kebadian proposent tout simplement de se taire. Exit les éloges d’anciens combattants ou les critiques acerbes nouvellement en vogue. L’image se passe de commentaire. Les Révoltés est un témoignage pris sur le vif. Une narration éclatée et revêche. La parole est donnée aux étudiants, aux ouvriers, et aux manifestants qui ont occupé usines et universités. Grâce à la lecture d’un journal de l’époque par quelques étudiants de Nanterre qui découvrent avec amusement qu’ils sont de dangereux et farfelus anarchistes, on devine également en sous-texte la voix médiatique de l’époque. Des mots à peine différents de ceux entendus à la télévision ces dernières semaines. Aujourd’hui, on les appelle les « radicaux », les « casseurs » ou encore la « foule haineuse »… Et c’est d’abord la proximité entre ces images tournées il y a un demi siècle et les scènes de révolte qui passent en boucle sur les chaînes d’information en continu qui est saisissante : barricades et voitures enflammées face à des CRS greffés à leur matraque. Dans la rue, dans les AG, on entend le même ras-le-bol, le désir d’une vie meilleure. Les mêmes difficultés aussi. Comment créer un dialogue entre étudiants et ouvriers, comment faire « converger les luttes » ?
Et pourtant, ces images n’ont rien à voir avec celles d’aujourd’hui. En grande partie tournées par Andrieu et Kebadian ou par d’autres réalisateurs du collectif militant ARC 68 et de l’ISKRA, elles sont aux antipodes de celles diffusées dans les médias. Premièrement, parce qu’elles sont prises « de l’intérieur » par des cinéastes partie prenante du mouvement contestataire. Ensuite, et paradoxalement, parce qu’elles ne sont pas l’illustration d’une pensée. Il peut sembler effarant, pour celles et ceux qui ont fait l’expérience d’une manifestation et des violences qui l’accompagnent, de découvrir le gouffre qui sépare leur expérience de sa médiatisation télévisuelle. En journalisme, on part des faits pour créer un discours. Pourtant, les images diffusées récemment à la télévision pour évoquer les rassemblements des GJ semblent souvent n’être qu’une tentative plus ou moins habile pour appuyer un sermon appris par cœur. Les Révoltés échappe à cet écueil en entrecoupant les scènes de rues par des extraits d’AG, ne dissimulant ni les moments de liesse ni ceux de doutes et de mésentente entre les protagonistes. Ce qui l’éloigne, enfin, de la quête du spectaculaire. Oui, ces images sont belles, saisissantes, mais surtout parce qu’ Andrieu et Kebadian prennent le temps. Le temps de filmer les visages, de laisser une parole se former et au spectateur de réfléchir à ce qu’il voit, entend, à ce qu’il imagine.
La comparaison entre mai 68 et les événements actuels a bien entendu ses limites. Nous avons changé d’époque. Les enjeux ne sont pas les mêmes. Hier, les manifestants réclamaient un gouvernement de gauche, aujourd’hui les GJ éprouvent une défiance généralisée envers la classe politique. Mais une question persiste : comment trouver au cinéma la bonne distance pour témoigner d’une révolte populaire ? Les cinquante années qui séparent les prises de vue du film apportent précisément un temps de réflexion qui oblige à repenser la narration. Le montage chronologique développe un récit empathique mais fondamentalement distinct de l’expérience originelle des auteurs plongés au coeur des événements. Cette distance est ce qui nous permet de confronter deux époques, nous invite à réfléchir au discours politique qui accompagne les images. L’absence de commentaire explicatif et donc d’orientation idéologique offre une place de choix au spectateur : un espace pour penser. Et c’est précisément ce dont le matraquage télévisuel et sa prétendue neutralité nous privent aujourd’hui. Les Révoltés nous réapprend à se méfier de l’objectivité médiatique et à considérer l’image qui dit-on “parle d’elle-même” comme un objet pensif mais jamais univoque.
Réalisé par Michel Andrieu et Jacques Kebadian. France. 80 mn. Documentaire. Distributeur : Blue Bird Distribution. Sortie en salles le 9 janvier 2019.