KURSK, l’insoutenable pesanteur de l’être
Plutôt éloigné de ses sujets de prédilections, Thomas Vinterberg s’essaye au film de guerre en amenant avec lui la palette d’émotions qui a fait le succès de ses précédents films (Festen, La Chasse…). A la fois familier et inattendu.
Un jour de l’été 2000, 118 hommes embarqués à bord du sous-marin russe K-141 périssent au fond de la mer de Barens. Alors que l’état major aurait probablement préféré limiter la circulation de l’information à propos de ce terrible accident, les médias du monde entier s’en emparent et publient des dépêches aux quatre coins de la planète, obligeant flottilles et haut gradés tant russes qu’occidentaux à sortir de l’ombre.
Plus de quinze ans après le drame, Thomas Vinterberg (réalisateur) et Robert Rodat (scénariste) ont pris le parti d’adapter le best seller de l’écrivain Robert Moore, A time to die : The Untold Story of Kursk Tragedy. Impliquant initialement une société de production russe, le projet s’est vite retrouvé bloqué par les autorités militaires dont les intentions étaient vraisemblablement plus politiques qu’artistiques. Après maintes tergiversations, la décision a été prise de tourner hors du territoire russe et d’aborder ce tragique événement en se focalisant sur les vingt-trois marins qui se sont battus des heures durant pour survivre tandis que sur la terre ferme, leurs familles tentèrent désespérément de lutter contre l’inaction du commandement de la marine. Car c’est ce qu’il y a de plus tragique et ironique dans cette histoire : plusieurs occasions d’empêcher ou au moins de limiter la catastrophe se sont succédées sans que rien ne puisse permettre de sauver ces malheureux.
Si le suspense concernant la survenance de la catastrophe est rapidement évacué, le film garde néanmoins sur la totalité de sa durée une tension vive qui doit tant à son scénario qu’à sa mise en scène. Le choix d’un montage alterné amplifie l’impression d’isolement de ces marins en sursis tandis qu’au même moment les tractations des hommes de pouvoirs s’éternisent en coulisse et que les familles se battent pour que la lumière soit faite sur ce drame. Paradoxalement, la richesse des points de vue donne parfois à ce « faux film choral » un côté hybride : le cœur du film ne se trouve pas où on l’attend. Étrangement, le personnage du jeune garçon (Misha Averin) qui aurait pu n’être qu’un personnage anodin de cette tragédie qui va le priver de père, se révèle être la clef de voûte du récit. Tel un passager clandestin resté à terre, il va devenir le catalyseur de la colère de ses proches et représenter le fils que tous les matelots en danger de mort s’apprêtent à perdre.
Naviguant entre drame et « survival », Kursk n’aborde que par intermittence l’aspect politique de la catastrophe et la couverture médiatique qui en a été faite. Ce choix s’explique aussi par le souci de mettre en avant le courage inouï dont ces êtres humains ont fait preuve face au sort funeste qui s’est imposé à eux.Mais le récit ne cherche pas à montrer que des actes de bravoure. Et c’est là que Thomas Vinterberg touche avec justesse son sujet. Il filme avec empathie ces hommes et la manière dont ils se sont entraidés, ont ri ou pleuré. D’une scène à l’autre, ils frôlent la mort pour rire aux éclats quelques instants plus tard. « L’humour est la politesse du désespoir » : la célèbre citation prend ici une dimension métaphysique. Que faire lorsque l’on voit arriver vers soi une mort inévitable ? Mikhail Averin (Matthias Schoenaerts) se pose la question à haute voix en demandant à son ami et collègue s’il garde des souvenirs de son père mort lorsqu’il était très jeune. Il lui répond qu’il ne se rappelle de rien. Malgré cela, il réserve ses derniers instants pour coucher sur papier quelques mots à son très jeune fils. Devant la caméra de Thomas Vinterberg, ce petit garçon (Mischa Averin) à qui sont destinées ces quelques lignes se révèle être bien plus qu’un orphelin, il devient un symbole et se met à incarner un espoir pour les vivants.
L’enfance continue d’être une figure récurrente du cinéma de Thomas Vinterberg. Le regard de l’enfant et sa perception du monde des adultes était d’ailleurs déjà présents dès l’un de ses premiers courts métrages, Le garçon qui marchait à reculons. Aux commandes d’une grosse production avec un casting international (Matthias Schoenaerts, Léa Seydoux, Colin Firth, Max von Sydow…), en langue anglaise, Thomas Vinterberg réalise un film dans un registre où l’on ne l’attendait pas forcément. Dans les années 1990, quand Sean Connery jouait un commandant russe de sous-marin dans A la poursuite d’Octobre Rouge, cela paraissait presque naturel. Il semble que cela soit moins le cas aujourd’hui. Kursk cherche sa place du côté du film de guerre hollywoodien notamment dans la scène initiale du banquet qui fait référence à celle de Voyage au bout de l’Enfer (The Deer Hunter) de Michael Cimino. Certains choix formels, comme celui de faire varier le ratio à l’image en fonction de l’action ou l’utilisation de plan-séquences dans le sous-marin, apportent, par ailleurs, une dynamique certaine à l’ensemble.
Par ces choix scénaristiques et de mise en scène, Kursk s’avère être un film protéiforme et ambitieux qui trace une voie incertaine et éclatée entre drame intime et catastrophe spectaculaire. Toutefois, en restant toujours au plus proche de ses personnages, Thomas Vinterberg rend justice aux victimes du Kursk, et par la même, inscrit davantage cet absurde désastre dans l’histoire.
Réalisé par Thomas Vinterberg. Scénario : Robert Rodat, d’après le livre de Robert Moore.. Directeur de la photo : Anthony Dod Mantle. Avec Matthias Schoenaerts, Léa Seydoux, Colin Firth et Max von Sydow. Drame. Belgique / Luxembourg. 2018. VIA EST et Belga Productions. EuropaCorp. Distribution. Sortie : 7 novembre 2018.