First Man : élection naturelle ?
Réalisateur surdoué, Damien Chazelle poursuit depuis Whiplash une obsession pour l’excellence et les sacrifices qu’elle requiert. Qu’elle se niche dans la création artistique, l’ingénierie ou les grands événements fédérateurs. On retrouve dans First Man ce schéma de la souffrance mère de toute création. Alors que le film impressionne par sa facture à la fois spectaculaire et cérébrale, une question subsiste : le propos du film n’est-il pas au fond archaïque, ou même rétrograde ?
Chazelle l’affirme, il n’y a rien de plus important que de faire un film personnel, c’est la seule préoccupation à avoir, peu importe qu’il soit bon ou mauvais. S’il a écrit les scénarios de Whiplash et La La Land en se basant sur des expériences intimes, First Man est son premier film de commande et sa première adaptation. Il a hérité du projet après qu’il ait été d’abord envisagé par Clint Eastwood. Celui-ci avait d’ailleurs rencontré Neil Armstrong mais les deux hommes ne s’étaient pas bien entendus, Armstrong n’était pas assez spectaculaire au goût du réalisateur cow-boy. Chazelle, lui, récupérant le bébé après le succès de Whiplash, a tout de suite trouvé le potentiel dramatique dans le mutisme de Neil Armstrong. Il a ainsi choisi de construire ce personnage autour de son silence, au point de rendre son incommunicabilité à la fois neurotique et exemplaire. Ce sont en effet les nerfs d’acier et le sang froid d’Armstrong qui ont fait de lui le premier homme digne de poser le pied sur la mer de tranquillité. Si ces collègues meurent en exercice, c’est qu’ils n’étaient peut-être pas des vrais battants comme le suggère l’intarissable et si vulgaire Buzz Aldrin, l’éternel numéro deux, qui, après tout, dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Donc si Armstrong est l’élu, le Keanu Reeves de la NASA, c’est que tel était tracé son destin, et avec lui celui de l’humanité. Ainsi donc les morts, l’argent public, les sacrifices émotionnels, seraient simplement le prix à payer pour la grandeur.
Le prix du sang
Damien Chazelle est un réalisateur fascinant. Obsessionnel et méthodique, ce Sheldon Cooper du Septième Art semble en prise avec un déchirement moral permanent entre le monde des idées et celui de l’industrie. Tout en ayant lui-même craqué le code de l’industrie. Mais il semble incapable de se départir d’une notion à la fois sentimentale et perverse de la souffrance (voire de la torture, coucou JK Simmons) comme moteur incontournable de la vraie et noble création. Difficile de lui en tenir tout à fait rigueur. La violence de la création démarre avec la solitude et se poursuit dans l’incertitude. Elle se développe dans les rouages de la fabrication, dans les moyens nécessaires pour construire les œuvres, dans la figure des hommes à la tête de ses moyens et dans la manière dont ils choisissent d’exercer leur pouvoir. Elle se prolonge aussi dans l’accueil imprévisible du public. Effectivement, la création n’est pas une sinécure. Mais il y a quelque chose de frustrant dans les obsessions de Chazelle. On pense à une phrase du réalisateur Jean-Pierre Melville, passéiste auto-déclaré et grand metteur en scène de lui-même. Une phrase entendue il y a longtemps, et retrouvée grâce à la magie des moteurs de recherche internet : “Je crois d’ailleurs qu’un premier film doit être fait avec son sang” (1’43). Une phrase qui sonne comme un mantra d’un autre temps. Chazelle, franco-américain, est né de parents universitaires et a grandi quelques années en France avant de repartir aux États-Unis où il a poursuivi ses études. Il est diplômé de Harvard et représente aux États-Unis une certaine forme d’érudition culturelle d’élite, plutôt européenne. D’ailleurs, à son arrivée à Hollywood, qui reste la Mecque du cinéma occidental, il a longtemps fait office d’outsider avant de se résigner à écrire des scénarios commerciaux. Décrivant cette période comme un chemin de croix, il affirme qu’il n’y croyait plus quand il a vendu 10 Cloverfield Lane. Alors qu’on lui proposait de réaliser le film, il a choisi de monter Whiplash, à 29 ans, avec le succès qu’on lui sait. On connaît des vents plus contraires. Se pourrait-il, malgré sa maîtrise cinématographique implacable et impressionnante, que Chazelle soit coincé dans un vortex du passé dans sa manière de penser le cinéma en général et le sien en particulier?
Stand by your great silent man
Il faut dire qu’en plus d’une grille de lecture sur les sacrifices nécessaires à la grandeur (intention déclarée de Chazelle) et l’élection d’Armstrong au rang de super-humain grâce à son flegme et son silence de plomb (le fameux strong silent type loué par Tony Soprano), on constate que la société de First Man est parfaitement ordonnée. Normal pour un réalisateur obsessionnel-compulsif. Normal pour les années soixante. Mais regrettable en terme de mise en perspective. Les femmes aux foyers souffrent du silence et du manque de disponibilité de leurs maris mais elles sont perdues sans eux. Alors elles font des enfants, rangent la vaisselle et discutent entre elles au bord de la piscine. Mais quand elles s’inquiètent pour la vie de leurs époux, elles sortent de leurs gonds et n’hésitent pas à remonter les bretelles des dignitaires de la NASA dans le plus grand mépris de la hiérarchie. On connaît la chanson, Stand by your man et les vaches seront bien gardées. Claire Foy, remarquable, donne toutes les nuances humainement possibles à Janet Armstrong, et Chazelle, indiscutablement virtuose, nous épargne gentiment les plans Armageddon trop grossiers (qui se souvient des yeux pleins de larmes de la pauvre Liv Tyler pendant le décollage de Ben Affleck ?). Mais la vie domestique normée et sacrificielle que Chazelle recrée sous nos yeux est à l’image de la Terre vue de la Lune. Belle, propre, idéalisée.
Make the cinema great again
On note avec intérêt que les plans de décollage ou d’entraînement dans les centrifugeuses spatiales (certainement pas leur vrai nom) sont filmés avec une caméra fixée aux machines. Ainsi, quand tout tremble et tournoie, on ressent la pression en empathie directe avec le personnage (dans le but de nous faire constater à quel point on n’aurait pas supporté d’être à sa place ?) mais on reste parfaitement ancré visuellement, sans risque de mal de mer causé par des tremblotements désordonnés de caméra (croyez-en quelqu’un qui a du finir Les Bêtes du Sud Sauvage les yeux cachés sous peine de nausée). Par contre, les plans les plus instables du film arrivent sur Terre, brutaux et perturbateurs, à un moment où la mission lunaire est particulièrement en difficulté. C’est le moment où Janet Armstrong demande des comptes ; et les citoyens américains aussi. Pourquoi tout cet argent public dépensé en conquêtes inutiles au détriment d’améliorations de leurs conditions de vie ? Un activiste noir scande le poème de Gil Scott Heron, Whitey on the Moon c’est-à-dire “Le Blanc est sur la Lune”, pendant que des images d’archives se mêlent à un montage protestataire. Il est intéressant de noter que le film évoque ces problématiques d’inégalités sociales alors que rien ne l’y obligeait, mais il les évacue aussi sec et n’y revient pas. L’homme de fer finit par marcher sur la Lune à la fin, comme dans un conte de fée, et tout le monde est réuni derrière son écran de télévision en communion et en totale harmonie. Bizarrement, Chazelle qui tient tellement à ce que ses films soient personnels, ne laisse pas clairement entrevoir son point de vue sur ces questions, qu’il soulève pourtant de lui-même. La vie sur Terre serait trop instable, trop désordonnée, trop compliquée ? On ne peut rien régler des problèmes sociaux alors il faut tâcher uniquement de les transcender ? Tout se règle sur la Lune ? Dans le monde des idées ? On reste incertain. On ne sait pas si First Man est un film bon ou mauvais, mais il ne semble pas très personnel. Ou plutôt la vision du monde qu’il transmet est si froide qu’elle en devient impersonnelle. Un comble.
En parallèle, First Man, malgré sa nostalgie éthérée, est salement rattrapé par la politique. En effet, un courant conservateur, Trump en tête, reproche au film son anti-américanisme pour cause de non-plantage de bannière étoilée dans le sol lunaire. Nous voilà bien.
First Man, de Damien Chazelle. |