Le festival me parle : « Papicha » & « Family Romance, LLC »
Si vous lisez ces lignes et que vous avez une sensibilité prononcée pour le cinéma, vous avez peut-être déjà eu la sensation de voir un film conçu sur mesure pour vous, qui vous parlait à vous et rien qu’à vous. On est entre nous, on est tous égocentriques et fragiles, on peut tout se dire.
Dans le contexte d’un festival comme Cannes, la profusion de films rend complètement impossible de tout voir. Il faut donc faire des choix. Et pour peu qu’on soit un minimum libre de nos assignations, on peut se laisser aller à imaginer que les films qu’on regarde pendant cette parenthèse hors du temps et des réalités nous élisent autant qu’on les a élus. Et peut-être même qu’ils se parlent entre eux, continuant le dialogue après le dernier plan pour former une chaîne, un cadavre exquis cannois.
En ce deuxième jour de festival, deux films m’ont fait cet effet d’aparté individuelle. Pourtant, à priori, difficile de bâtir un pont entre Papicha de Mounia Meddour et Family Romance, LLC de Werner Herzog. Mais vous allez voir, il y a bien un lien ; et le lien, c’est moi.
Papi chouïa-chouïa
Mounia Meddour est une réalisatrice algérienne qui a fait ses études de cinéma en France. Papicha est son premier long-métrage, présenté dans la sélection Un Certain Regard. Papicha c’est Nedjma, enfin le surnom, affectueux ou dégradant selon les contextes, qu’on lui donne parfois, à elle comme à nombre de jeunes femmes algériennes. Nedjma étudie le français à Alger mais sa passion c’est la couture. Elle gère un commerce clandestin de robes et fait preuve d’une farouche détermination à vivre sa vie comme elle l’entend, et avant tout à s’amuser. Or pendant la décennie noire algérienne, s’amuser est loin d’être une évidence. Cette expression funèbre désigne la période de terrorisme islamiste et de guerre civile qui a frappé l’Algérie dans les années 90, plongeant le pays dans un chaos dont il n’est sans doute pas tout à fait sorti. Attentats à la bombe, carnages, enlèvements et meurtres de journalistes, faux barrages, autant de menaces vouées à empêcher la pensée critique et le soulèvement du peuple algérien, frappé par ailleurs par une grande misère économique.
Algérienne d’origine, je connais peu ce pays, entre autre chose à cause de cette fameuse décennie noire qui nous a forcés mes parents et moi à ne plus descendre pour les vacances en famille comme c’était notre habitude. Cela a causé, je crois, une sorte de rupture encore douloureuse et irrésolue à ce jour.
Le film a le mérite de mettre en scène des éléments de culture algérienne que j’ai moi-même vécus mais encore peu, voire jamais, vus présentés de la sorte. Je goûte le plaisir de relever des détails comme le “cordon” (prononcé “khordonne”) porté dans les cheveux pour les lisser, la chanson “Tuta ya tuta” fredonnée au hammam, la manière générale qu’ont les personnages de chanter tout le temps, de se chercher des poux tout le temps aussi, malgré leur affection. Et puis d’entendre parler la darja, sorte de créole dialectal composé d’arabe et de français arabisé, qui n’a pas grand chose en commun avec l’arabe dit littéraire. La culture est vecteur de dignité et je me suis surprise à penser combien l’Algérie est toujours un pays blessé, en quête d’honneur et de légitimité culturelle.
J’ai pas ailleurs été surprise d’entendre les personnages chanter l’hymne footbalistique “1, 2, 3 viva l’Aldjérie” que je croyais récent et dont j’ai pourtant découvert l’origine révolutionnaire après m’être documentée. Pas particulièrement surprise de mon ignorance sur l’histoire du pays de ma famille, j’étais heureuse d’en apprendre un peu plus à l’occasion de ce visionnage.
En cela, le film de Mounia Meddour est tout à fait louable.
Mais je ne peux m’empêcher d’être plus partagée sur l’objet dans sa globalité. La mise en scène hyper nerveuse, en caméra portée qui veut tout donner à voir sans faire de choix, semble traduire une intention de faire ressentir l’urgence et l’oppression de la situation. Mais c’est surtout le manque de confiance d’une réalisatrice dans son sujet qui transparaît. Et en guise de sujet, le personnage de Nedjma, dont le sentiment de révolte est malheureusement principalement mis en scène comme une réaction d’hystérie.
Est-ce que la gravité des faits suffit à justifier un film ? Mati Diop évoquait justement son choix de la pudeur face à l’accoutumance à l’exhibition de la souffrance. Est-ce qu’une démonstration de force dans l’interprétation constitue une finalité? Dans Douleur et gloire de Pedro Almodóvar, le réalisateur Salvador Mello affirme qu’un vrai acteur est celui qui se retient de pleurer.
Nedjma raconte dans le film l’histoire drôle des Arabes qui cherchent à atteindre le Soleil, de nuit pour ne pas se brûler, dans le but de damner le pion aux Américains qui sont allés sur la Lune. Si la question du complexe culturel est, selon ma propre expérience, un sujet central de l’identité de l’Algérie d’aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de sentir dans Papicha ce même désir de validation viscéral qui entrave encore trop l’indépendance d’une vision – et d’une réalisatrice, malgré tout à suivre.
J’en ai rêvé, Thierry l’a fait
Mais après tout, comment reprocher à Mounia Meddour ce besoin de se faire accepter quand son altesse sérénissime Werner Herzog lui-même est tout à fait dans le même cas ?
J’ai rencontré Werner Herzog lors d’une masterclass qu’il tenait à Münich en 2016, la Rogue Film School, c’est-à-dire globalement “l’école de cinéma teigneux”. Trois jours d’atelier et de masterclass avec, comme attraction principale, l’oncle Werner lui-même, dont je n’avais pas mesuré avant ce voyage l’ampleur de la dimension “gourou-de-la-cinéphilie”. Herzog goûte sans conteste ce star-system d’initiés, où des réalisateurs jeunes et moins jeunes venus du monde entier, parfois après s’être lourdement endettés, viennent boire la moindre de ses paroles comme une inestimable leçon de vie. Et il serait faux de dire que je n’en ai moi-même tiré aucune, malgré ma peur panique des mouvements de groupes et des communions qui m’a tenu à l’époque à une certaine distance. Mais ce n’est pas le sujet ici. J’ai par exemple appris comment crocheter des serrures, car Herzog délègue à son fils et protégé, Simon, le soin d’apprendre aux jeunes cinéastes à forcer les entrées si nécessaires pour exercer leur droit naturel à la création. J’ai appris aussi que Herzog nourrissait une petite dent contre le festival Cannes, qui ne l’avait jusque là jamais distingué durant sa carrière. Personne ne semble donc résister à l’appel de la célébration cannoise, pas même Herzog qui prétend pourtant détester la sentimentalité.
Roc Morin, producteur de Family Romance, LLC, a fait partie de cette promo de la RFS. Le film qu’il avait soumis pour se faire sélectionner dans le programme était un court-métrage très expérimental mettant en scène la matérialisation des rêves nocturnes de personnes rencontrées plus ou moins au hasard. Journaliste américain basé à Los Angeles, Morin a écrit un article sur un homme offrant ses services de gigolo affectif. L’article a fait beaucoup de bruit à l’époque et généré de nombreuses sollicitations d’adaptation. N’ayant eu des échos que de seconde main sur cette affaire, je ne sais pas comment Herzog en est venu à se retrouver à la réalisation de ce film, ni Roc à la production.
Toujours est-il que trois ans plus tard, c’est très troublée que j’assiste à la projection de Family Romance, LLC, première sélection cannoise de Herzog donc, mais en séance spéciale, en marge de la compétition. Le film a d’ailleurs été présenté de manière étonnante par le sélectionneur Thierry Frémaux qui s’est senti obligé de rappeler que de nombreux films d’Herzog ne sortaient pas en France, ce qui aurait rendu une sélection officielle préalable difficile. Cela nous laisse entrevoir la complexité des tractations relationnelles et politiques qui se jouent derrière les sélections dans ce type de festival.
Concernant l’objet filmique, il s’agit d’une sorte de spin-off radical voire punk du film de Roc Morin sur les rêves, car il met en scène des personnes désireuses de payer pour voir et entendre leurs rêves matériels se concrétiser. Le film est monté comme un enchaînement de situations absurdes, voire inquiétantes, sur l’état mental de protagonistes qui rejouent devant la caméra des situations qu’ils ont a priori vécues en tant que prestataires ou clients de la Family Romance, LLC. Je dis a priori parce que, pour le coup, Herzog m’aura aussi enseigné comment la véracité était une sombre affaire à laisser aux profanes, mais que la quête ultime et sacrée réside plutôt dans la recherche de l’essence de la vérité, qui peut tout à fait être fabriquée.
Concentré sur le personnage de Ishii Yuichi, patron de l’entreprise de services affectifs éponyme, Family Romance, LLC est une sorte de Strip-Tease arty, filmé en DV en basse définition. Je retrouve Herzog dans sa manière de regarder les humains comme des créatures cryptées et irrationnelles, dans son approche dogmatique et émotionnellement décalée (voire déconnectée) et surtout dans sa manière d’aller au bout de sa démarche sans faire de concession et sans regarder en arrière. C’est la qualité et le défaut du film évidemment, puisqu’il frôle l’absurde au point de devenir lui-même largement absurde. Pourquoi ce film se retrouve en fin de compte à Cannes, au lieu de Grizzly Man par exemple, un documentaire controversé mais beaucoup plus maîtrisé formellement de l’ombrageux maestro allemand (on ne va pas utiliser le terme Kayser, c‘est compliqué) ? Encore un mystère dont on aura la clef plus tard.
En résumé, ces deux films vus aujourd’hui, comme si leur proximité avait un sens, existent désormais pour me rappeler que derrière le protocole, les sourires et les paillettes, les réalisateurs jouent leur vie sur un film et ont ma foi tous besoin d’être aimés, même Werner “Critique de la Raison Pure” Herzog, sous ses dehors indifférents.
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