Qui a peur de Pauline Kael ? : La critique telle Kael
Quelle drôle de position pour un critique de cinéma que de se frotter à un film sur Pauline Kael, celle qui a révolutionné le métier dans l’Amérique de la fin du XXe siècle. Une position pas forcément confortable mais salutaire, notamment pour la mise en parallèle avec notre époque que ce documentaire impose. Le constat est alors indiscutable : 50 ans plus tard, on ne trouve plus de ténor de ce calibre dans une profession qui a évolué au gré des transformations technologiques et sociales. La multiplication des salles, la mutation des médias et la démocratisation du support physique, puis d’internet, ont en effet amplifié un autre phénomène : la cinéphilie est devenue un nouveau canal d’éducation autonome et la prescription académique n’est plus la seule à prévaloir. Découvrir la manière dont l’autodidacte Pauline Kael procède, avec ferveur et intégrité, a quelque chose de rassurant. On peut donc avoir sur un film un avis très personnel mais néanmoins valable, sans user de références littéraires ou philosophiques écrasantes. Autant de raisons de questionner ce qu’il reste de cet âge d’or et la place qu’occupe la fonction de critique dans l’espace cinématographique actuel.
Quoi qu’on en dise, il y a dans tout documentaire une part de fiction, qui est celle du montage. Ici, celui opéré par le réalisateur lui-même, Rob Garver, pioche dans les rares images d’archives des séquences vidéo qu’il mêle à des extraits audio ou photographiques, convoquant aussi bien les admirateurs de Kael que ses détracteurs. Dans ce cas précis, la fiction réside peut-être dans la volonté d’édulcorer une personnalité qu’on imagine bien plus polarisante, mais l’idée était sans doute de ne pas de se brouiller avec la famille de la journaliste, en l’occurrence sa fille, qui, rassurée par la démarche, finit même par accepter de témoigner face caméra. Les passages les plus intéressants demeurent les extraits de critiques dont Pauline Kael a le secret, pour lequel elle ne fait d’ailleurs pas de mystère. Franc-tireuse abordant le métier en opposition au snobisme ambiant du cinéma d’auteur, elle prend bien soin de rester à l’écart de toute chapelle et, chose inimaginable, fait de sa subjectivité son arme première. Avant de préserver son statut de critique américaine la plus crainte, aussi respectée que détestée, elle dû d’abord se défendre d’être une femme, état que bon nombre de ses ennemis de tous bords ne manquaient pas de lui rappeler pour délégitimer son audace et sa liberté de parole. Dotée d’une assurance chevronnée et d’une éloquence naturelle, elle continue d’avancer avec la passion et la répartie cinglante qui la caractérisent.
« Sans la critique, vous n’avez que des annonceurs »
Le métier tombe par hasard sur celle qui n’a jamais imaginé que l’on pouvait en faire son gagne-pain. Suite une diatribe contre Les Feux de la Rampe de Charlie Chaplin, on lui propose au débotté de publier son opinion sur le film et elle trouve alors merveilleuse l’idée d’être payée pour penser. Mais dans les années 60, la critique est un sport masculin et ce n’est pas le tout de pénétrer dans l’enceinte du boys club, elle doit travailler comme une forcenée pour se faire respecter. Elle affine alors son style et veut faire entendre dans ses écrits sa vraie voix. Face aux nombreuses demandes de coupes de la part de ses éditeurs, le plus fameux étant le New Yorker pour lequel elle écrira pendant de nombreuses années, elle choisit plutôt de reformuler, pour éviter de « couper les couilles de l’article » (sic), montrant au passage de quoi elle est capable. La manière dont elle dépoussière la critique en privilégiant l’audace, en promouvant la nouveauté et en affichant son intérêt pour le cinéma populaire prend tout le monde de court. D’autant qu’elle n’est pas toujours en phase avec les goûts du public, au point de se faire virer du magazine féminin McCall’s suite aux retours furieux des lectrices qui n’apprécient pas le traitement qu’elle réserve à La mélodie du bonheur, sorte de La La Land de son époque, tant il est unanimement adulé par la critique. En ce qui la concerne, les sérénades dans le Tyrol et les danses inopinées de jeunes têtes blondes qu’elle juge trop heureux pour être sincères, très peu pour elle. Elle trouve la comédie musicale de Robert Wise hypocrite et manipulatrice. On la soupçonne de prendre plaisir à aller à l’encontre de la doxa, elle qui avoue que certaines de ses meilleures expériences en salle proviennent de films objectivement mauvais, mais dans lesquels elle sauve une scène, un mouvement ou même une ligne de dialogue.
« You don’t have to lay an egg to know if it tastes good »
On n’a pas besoin d’avoir pondu l’œuf pour savoir s’il est bon ou pas. C’est par cette phrase, illégitimement attribuée à Fran Lebowitz (qui aurait sans nul doute adoré en être à l’origine), qu’elle remet à sa place ceux qui nient sa légitimité à s’en prendre de manière parfois virulente à un film. Dont acte. Hiroshima mon amour ? Redondant et ennuyeux. Citizen Kane ? Un grand film mais dont le principal crédit ne revient pas à son réalisateur Orson Welles mais à son scénariste injustement oublié, Herman Mankiewicz (récemment réhabilité par David Fincher dans Mank). Pire, elle n’a que du mal à dire de Shoah, le documentaire de 9 heures de Claude Lanzmann sur l’extermination des Juifs pendant la Seconde Guerre Mondiale. Face aux réactions horrifiées, elle se défend en avançant que le sujet d’un film ne le met pas à l’abri de la critique, surtout quand selon elle, celui-ci n’a que peu de complexité morale et trop de « temps morts » (on concèdera à ses opposants un certain manque de tact). Malgré l’épaisseur des rangs de ceux qui ne digèrent pas ses retours tranchants, force est de constater le pouvoir qu’elle a acquis, celui de « faire » un film ou un réalisateur. Dans son documentaire, Rob Garver expose de manière limpide le statut incontestable que Kael acquiert à Hollywood dans la seconde moitié de sa carrière. Il est alors intéressant de mettre cette position de toute-puissance en parallèle avec l’état de la critique actuelle. La multiplicité des canaux et la facilité avec laquelle on peut s’approprier cette fonction, quels que soient notre parcours, notre ambition ou notre influence, donne à la critique une nouvelle identité. Aujourd’hui, l’embouteillage perpétuel de sorties hebdomadaires condamne un film éreinté au statut de mort-né.
On est loin de l’époque où Kael modifie, avec son essai passionné de louanges, la trajectoire d’un Bonnie & Clyde pourtant voué à un échec retentissant, enterrant au passage la carrière de son concurrent Bosley Crowther et lançant rien de moins que le Nouvel Hollywood. Est-ce encore le rôle des critiques aujourd’hui, de sauver un film ? De faire un cinéaste ? Et si l’envie est toujours bien présente, en ont-ils encore le pouvoir ? L’insuccès en salle d’Onoda, 10 000 nuits dans la jungle d’Arthur Harari, malgré toutes les publications de papiers élogieux, est un exemple que cette époque semble révolue. À l’inverse, Venom de Ruben Fleischer, pour lequel le terme d’accident industriel a été employé pour qualifier sa fabrication, a attiré plus de 2 millions de spectateurs en France. La France, tiens, parlons-en. Le pays de l’Exception Culturelle possède une offre d’information cinématographique adéquate, riche et diversifiée. Pour ne citer que quelques exemples de programmes du service public (On aura tout vu sur France Inter) ou du secteur privé (Le Cercle sur Canal +), sans compter la presse papier, en crise mais toujours bien présente, les canaux susceptibles de faire autorité ne manquent pas, mais pour quel impact ? L’époque où sévit Pauline Kael semble donner plus de poids aux critiques, le public ayant peut-être moins de possibilités de s’informer ailleurs. Alors que se passe-t-il quand le public en question devient lui aussi expert, à force de visionnages compulsifs grâce au streaming ou aux cartes illimitées, et de débats enflammés sur des blogs ou les réseaux sociaux ? Qui du critique médiatisé ou du péquin lambda fait le plus avancer les débats ? C’est un match pour lequel on ne doit pas être loin de l’égalité.
Pauline à la page
Cette réflexion soulève aussi des interrogations du côté de la création. Imaginons-nous qu’un David Lean ait pu remettre en question son propre travail ou voir sa confiance en lui être ébranlée à la suite d’un papier négatif de Pauline Kael ? Cela paraît difficilement concevable aujourd’hui. En effet, si les professionnels ne semblent plus vraiment questionner la légitimité des critiques de tous bords sur leur travail (surtout lorsqu’elle ressemble bien souvent à un exercice de promotion déguisé), le crédit qu’ils leur donnent ne semble plus les faire trembler. Combien d’actrices ou d’acteurs agiraient comme Kevin Bacon, qui envoie une lettre à Pauline Kael pour lui dire qu’il est désolé qu’elle n’ait pas aimé Footlose et espère qu’elle appréciera le prochain ? Et qu’en est-il de l’apport éducatif fourni par ces publications ? Les apprentis cinéastes ont-ils encore le même rapport aux critiques que ne l’avaient, par exemple, David O. Russell et Quentin Tarantino, qui lisaient religieusement celles de Pauline Kael comme on pioche dans une mine d’or ? Dans le documentaire, le futur réalisateur de Reservoir Dogs cite la journaliste, qui écrit à propos de Bande à part de Godard : « C’est comme si un groupe de jeunes Français fous de cinéma avait pris un roman policier américain banal et en avait traduit la poésie qu’ils avaient lue entre les lignes. » Et Tarantino, de s’écrier : « That’s my aesthetic, right there! That’s what I hope I can do! » (C’est complètement mon style, voilà ce que j’aimerai pouvoir faire.) La suite ? Il nomme sa société de production Band apart et gagne une reconnaissance mondiale avec Pulp Fiction, une ode aux romans policiers bas de gamme dont il extrait, à son tour et avec un peu plus de cocaïne dans les veines, une poésie certaine.
Pour Pauline Kael, la critique est une forme de propagande qui se doit d’être subjective, ce qui caractérise très bien sa personnalité. Subjective et inflexible. C’est ce qui ressort le plus clairement dans ce documentaire par ailleurs plutôt basique. Kael ne cherche pas à blesser mais tant pis si c’est le cas. Et s’il ne semble plus y avoir d’équivalent de cette trempe au sein de la critique actuelle mainstream, (la subjectivité étant néanmoins l’objectif que nous nous sommes fixés aux Écrans Terribles ; voir aussi cet article), il y a quelque chose de réjouissant à entendre toujours plus de voix s’unir ou s’affronter pour pérenniser l’objectif premier : garder le cinéma vivant. Pour continuer cette action, une question posée sans aucune ironie par la patronne elle-même se révèle être un précieux leitmotiv que, pour ma part, je ne compte pas perdre de vue : avec quoi un critique travaille-t-il à part avec sa propre réaction ?
Réalisé par Rob Garver. Avec Alec Baldwin, Paul Schrader, Quentin Tarantino… États-Unis. 01h35. Genre : Documentaire. Sortie le 16 Novembre 2022.
Crédits Photo : © D. R.