Rencontre avec GASPAR pour Lux Aeterna : « Il faut être prêt à casser son propre concept face à l’impossibilité de l’appliquer »
Le cinéma frondeur et radical de Gaspar Noé divise. Il en exaspère certain.e.s, en enthousiasme d’autres et continue d’alimenter les débats souvent sans retenue qui accompagnent chaque nouvelle sortie du bonhomme. Lux Aeterna ne déroge pas à la règle.
Ce moyen-métrage de cinquante minutes dépeint une équipe de cinéma au travail, essayant de filmer tant bien que mal un bûcher de sorcières. Le film décontenance et peut même décevoir, notamment dans sa première partie, par un côté semi-improvisé et structurellement aléatoire, ainsi que par son utilisation d’un grotesque parfois très trivial. Tous ces éléments ne surprendront pas les habitué.e.s du réalisateur. A mesure que le film avance, une attente se crée, celle de voir transcender ce microcosme banal par une fulgurance dont le réalisateur a le secret. Celle-ci arrive bel et bien et ouvre le film sur d’autres perspectives, on peut y voir l’envie de tourner en ridicule la représentation religieuse ou un geste artistique méta sur l’engagement cinématographique. Diffusé en avant-première à l’Etrange Festival en septembre, le film s’y vivait accompagné du court expérimental The Art of Filmmaking qui offrait de nouvelles réponses et alertait sur de nouveaux aspects du long. Nous avons posé quelques questions à Gaspar Noé afin de creuser ces questions et sentiments contraires.
Les Julien(s) : La présentation de Lux Aeterna en avant-première à L’Etrange Festival était accompagnée d’une surprise, un court métrage que tu viens tout juste de finir : The Art of Filmmaking.
Gaspar : La fameuse surprise. J’avais dit à Frédéric Temps (ndlr : directeur de L’Etrange Festival) qu’il y aurait peut-être une surprise, et du coup ils l’ont annoncée dans le programme… C’était trop tard, je ne pouvais plus reculer. Je ne savais pas du tout si j’allais finir dans les temps. C’était la première fois que je le montrais, dans une copie de travail. C’est un court métrage indépendant d’une quinzaine de minutes, à partir d’images existantes du film Le Roi des rois de Cecil B. DeMille.
C’est étonnant le parallèle que The Art of Filmmaking construit avec Lux Aeterna, le court répond à beaucoup d’interrogations ou de questionnements que l’on peut avoir à propos du long métrage.
Oui, effectivement, mais le court est plus radical, plus dur, plutôt destiné à un public averti. Il faut supporter l’effet stroboscopique incessant, aimer les musiques stridentes noise et industrielles. Je trouve Lux Aeterna très doux en comparaison. Ce court métrage ne serait pas du goût de tout le monde. Il pourrait être montré en binôme avec le film, avec lequel il fonctionne très bien, mais surtout il peut aussi être vu séparément. Ils forment un joli diptyque, mais plutôt comme dans une exposition où tu peux mettre deux tableaux à côté l’un de l’autre parce qu’ils se répondent, mais qui sont quand même deux œuvres séparées.
Pour en venir à Lux Aeterna, le film possède une cassure voulue sur la fin du métrage, quand il vire au trip sensoriel.
Quand la Main de Dieu intervient ? Et qu’un tonnerre fait sauter tous les projecteurs ?
Il y a un son qui se met en boucle et des effets stroboscopiques qui investissent le plateau de tournage. As-tu souhaité travailler sur un contraste marqué entre une première partie plus “normale”, presque attendue et une deuxième partie qui cherche le moment extatique ?
Cette partie-là, ce dérapage, était à l’origine même du projet, mon idée de base. J’ai imaginé que l’on proposait à Béatrice Dalle une carte blanche pour réaliser un film sur des sorcières, ce qui fait écho à l’origine du projet (ndlr : Lux Aeterna est une commande sous forme de carte blanche proposé par la marque Saint Laurent). Quand j’ai vendu le projet, j’ai proposé que Béatrice réalise un film sur des sorcières, mais de manière un peu anachronique, comme quand tu entends de la musique pop sur un western de Tarantino par exemple : un film avec des sorcières habillées comme des top models glamour. C’est un film hybride. Ce qui m’amusait, c’est que le tournage dérape, mais aussi qu’il y ait une intervention “divine” qui transforme le lieu en “boîte à stroboscope” cauchemardesque et cette envie-là était présente dès le départ. Je me suis inspiré d’un film qui s’appelle La Mauvaise Graine de Mervyn LeRoy, avec une gamine très méchante finalement tuée par un coup de tonnerre. Ce qui peut s’apparenter à la Main de Dieu. Je me suis dit que cela pourrait être intéressant, alors qu’une équipe de tournage filme une sorte de produit branchouille sur la religion, que la Main de Dieu intervienne et détruise tout. A ce moment-là, on part dans une autre dimension. Pour l’utilisation des stroboscopes, c’est quelque chose dont j’ai déjà l’habitude, je voulais le pousser un peu plus loin.
L’utilisation des split-screens par contre est plus inhabituelle dans ton cinéma.
Initialement, je n’avais pas du tout prévu de tourner en split-screen, je pensais que j’allais tourner en plan séquence, comme j’avais fait pour Climax. Mais le premier jour de tournage, c’était tellement le bordel, que je me disais que je n’allais jamais m’en sortir. Alors, à partir du deuxième jour, on a multiplié les caméras et angles. J’en portais une, Benoît Debie, mon chef-opérateur, s’occupait de la seconde, et on a même fini par intégrer la caméra making-of qu’utilisait Tom Kan, le créateur des génériques de mes films. Je me suis dit que je m’en sortirais au montage. Sur les écrans, nous avions préparé des bandes stroboscopiques pour les lancer pendant le tournage. Sauf que quand tu filmes des effets stroboscopiques avec une caméra, parfois tu obtiens des oppositions de phase. Cela produisait des effets bizarres, on a donc envisagé de ne filmer qu’en noir et blanc. Au montage, je me suis retrouvé avec tellement de matériel stroboscopique plus ou moins réussi, certains en couleur, d’autres en noir et blanc, que monter cette partie finale m’a vraiment fait mal au crâne (rires).
« Je me suis toujours demandé comment Pasolini avait pu faire un tel film qui tourne en ridicule l’envie de filmer la mort du Christ et enchaîner ensuite avec un film sérieux sur ce sujet »
Y a-t-il d’autres genres ou techniques que tu voudrais expérimenter ?
Je n’ai pas encore fait de film en réalité virtuelle ou en odorama. Un film en relief, j’en ai fait un par contre (Love, 2015). La difficulté avec ce genre de film, c’est la diffusion. Soit il passe dans les multiplexes bien équipés techniquement, mais qui sont le plus souvent réservés aux films de science-fiction ou d’action américains, soit il est invisible. Par ailleurs, ce que je n’ai jamais essayé, c’est de faire un film de guerre. Ce n’est pas le défi technique ou artistique en soi, mais plutôt la guerre comme thématique qui m’intéresse. Le film d’horreur m’intéresse également, mais je souhaiterais l’aborder différemment. Pour moi, l’une des pires horreurs qui soient c’est la maladie d’Alzheimer. Si tu arrives à faire un film qui reproduit cette maladie de l’intérieur, montrer quelqu’un qui devient fou et qui est en état de terreur totale, il n’y a même plus besoin de mettre un produit dans la sangria comme dans Climax. Cela doit être assez difficile de donner l’impression d’être dans la peau de quelqu’un atteint d’un stade avancé d’Alzheimer, mais ça pourrait donner un film fascinant.
Lux Aeterna mélange plusieurs directions, genres et thématiques différentes. Il y a comme un parallèle qui s’établit entre le calvaire filmé d’une crucifixion et celui d’une comédienne ou d’une équipe à même le plateau. Comment le définirais-tu ?
Concernant le tournage, je crois surtout que c’est un joyeux bordel (rires). Il y a un film qui ressemble pas mal au mien, c’est La Ricotta de Pier Paolo Pasolini (ndlr : 3ème sketch d’un film franco-italien réalisé à plusieurs mains en 1963, Rogopag) dans lequel Orson Welles incarne un réalisateur qui veut filmer la Passion du Christ. Dans le film, il y a deux larrons qui sont juste des figurants. L’un des deux s’empiffre de ricotta à midi et, une fois sur la croix à côté du Christ, il fait une intoxication au soleil d’avoir trop mangé. L’énergie du film est similaire à ce que j’ai fait. Je me suis toujours demandé comment Pasolini avait pu faire un tel film qui tourne en ridicule l’envie de filmer la mort du Christ et enchaîner ensuite avec un film sérieux sur ce sujet (ndlr : L’Evangile selon saint Matthieu, 1964). Il y a beaucoup de réalisateurs qui se sont attaqués à des thèmes religieux, c’est très compliqué de faire un film d’époque qui soit crédible sans tomber dans le ridicule le plus total.
Le cinéma peut s’apparenter parfois à une religion et en filmer les rites expose le réalisateur à une forme de ridicule. Par exemple, la représentation des métiers du cinéma que tu fais dans le film fait appel au grotesque, avec des défauts ou caractéristiques très chargés.
Il y a de cela, mais c’est surtout beaucoup de vécu. Le coiffeur ou le maquilleur qui, entre chaque prise, intervient pour des retouches à des moments inopportuns. Ou les assistants caméra : maintenant ils font le point à distance, mais à l’époque, ils pouvaient intervenir et briser une ambiance de bonne répétition juste en tirant un décamètre et en le collant sur le nez du comédien qui est sur le point de pleurer. Il se crée un ensemble de facteurs qui font que les acteurs jouent mal à l’arrivée. Si tu favorises une ambiance, que tu es sur le point de tourner et que l’assistant se met d’un coup à crier : “Silence partout !” avec une voix aiguë, tout d’un coup, cela jette un froid et les gens devant la caméra n’arrivent plus à jouer. Le film est un peu caricatural, comme souvent tout ce que je fais.
« La forme d’humour que je préfère, c’est l’humour noir qui essaye d’être ultra réaliste. «
Un aspect qui pourrait te rapprocher d’un certain cinéma italien grotesque.
C’est parce que j’ai un peu de sang italien. Je suis un peu argentin, un peu italien, un peu tout ce que l’on veut (rires). La forme d’humour que je préfère, c’est l’humour noir qui essaye d’être ultra réaliste. Une description de la cruauté humaine qui est quelque part très latine.
Tes films proposent un fort parti-pris visuel et formel, ils fonctionnent avant tout sur une idée ou un concept qui en est la colonne vertébrale et sur laquelle se crée le métrage de manière intuitive, en expérimentant au fur et à mesure à toutes les étapes.
Disons que tu peux avoir un concept de base, mais après il faut être prêt à casser son propre concept face à l’impossibilité de l’appliquer. Quand j’ai commencé à tourner Climax, je me suis dis que j’allais tourner le film en deux plans-séquences, avec une rupture au milieu. J’ai d’abord filmé la danse au début, mais je me suis rendu compte que cela ne marchait pas. J’ai alors décidé de casser la règle que je m’étais imposée. J’ai commencé à filmer des plans de gens qui dansent librement, vus en plongée. Aujourd’hui personne n’est plus impressionné par un film tourné en plan-séquence. Il y a même plein de navets qui sont sortis, réalisés en un seul faux plan. Peut-être que le meilleur film avec ce parti-pris que j’ai vu, c’est Utøya 22 juillet (de Erik Poppe) qui est un faux plan-séquence de 90 minutes. Mais pour un de bien, il y en a beaucoup d’autres super lourdingues qui donnent l’impression d’être des pubs qui n’en finissent pas. Dans ce cas-là, la question à se poser est : quel est le concept qui est tellement fort que tu tiennes plus à lui qu’à la réalité de ce que tu filmes ? Pour Climax, je n’avais pas du tout prévu d’avoir la fin du film à l’envers, mais je me suis rendu compte dans la salle de montage que la fin ne fonctionnait pas. J’ai alors essayé de mettre tout à l’envers. J’ai vu tout d’un coup que le film était mieux ainsi et j’ai juste eu besoin de truquer le retournement de la caméra. Au montage, tu peux sauver beaucoup de choses.
Tu te laisses la liberté de changer au tournage ce qui avait été imaginé au préalable. Est-ce que c’est le cas également au montage ? Y a-t-il beaucoup de changements qui viennent à ce moment là ?
Souvent les meilleures idées viennent au montage. Par exemple, tu peux couper le son direct, ajouter la voix d’un narrateur qui va raconter l’action de son point de vue. Et du coup, s’il y a de l’émotion dans sa voix, tu laisses le narrateur à la place des dialogues du comédien et tu réalises une séquence fabuleuse à partir de quelque chose qui ne marchait pas. Il faut fonctionner à l’instinct. Parfois tu as l’impression que c’est bon au tournage et puis, en montage, tu es très déçu (ou inversement). Je crois rater un plan avec tel comédien ou tel amateur, parce que sur le moment je les trouvais rigides devant la caméra. Puis, lorsque je revois les images, je me dis finalement : “Heureusement qu’ils étaient rigides !” Cela ajoute quelque chose de schizoïde au personnage. D’un côté, il y a les intentions de mise en scène avant de tourner et de l’autre, l’émulation collective et artistique qui se crée sur le plateau. Si tu es entouré de personnes très douées comme par exemple Charlotte (Gainsbourg) et Béatrice (Dalle), que tu profites des improvisations de Karl Glusman, ou encore si tu travailles avec un chef-opérateur et un décorateur qui sont plein de ressources et un assistant réalisateur qui te laisse le temps de souffler : alors, en partant de rien tu arrives à créer quelque chose de bon.
On évoquait tout à l’heure Tom Kan, le créateur de tes génériques. Concernant celui de Lux Aeterna, il n’y a que des prénoms, une idée surprenante et marquante.
C’est drôle de s’amuser avec le générique. Je trouve que les réalisateurs ne s’amusent pas assez avec. Un bon générique, cela te met de bonne humeur pour la suite du film. J’ai tendance à mettre soit tous les noms au début, soit tout à la fin, je n’aime pas quand il y a les deux. Godard a fait des bons génériques, Abel Gance aussi. Le plus grand génie du générique, c’est Godard. Orson Welles en est un autre. Et Tarantino également. Ils ne sont pas nombreux à avoir ce talent. Chaque fois que je lance une nouvelle production, je dis au producteur, faites que je ne sois pas obligé de mettre les noms de qui que ce soit et on verra ce qui est utile ensuite. Puis, on te dit : “Oui, mais il faut remercier un tel, remercier le boulanger qui a prêté une chaise, le village, la banque… ah oui, et leur avocat aussi…” Tu as beau dire que tu ne voulais pas de cela, mais en fait ce n’est pas possible, on te dit qu’on ne peut pas oublier la banque ou le boulanger. A chaque fois, les réalisateurs se retrouvent à faire un générique au début et un déroulant imbitable pour la fin. Sur ce film, je me suis demandé ce qu’on pouvait faire que je n’avais pas vu et que j’aimerais voir. J’avais déjà fait un générique seulement avec des noms de famille pour Irréversible, on a donc faire l’inverse, ça donne un côté plus familial. Ce qui est très drôle c’est quand tu parles de César ou de Cléopâtre, ils n’y a pas de noms de famille, pareil pour Marc-Aurèle. Du coup, tiens, et si on utilisait des typos romaines pour l’écrire et ainsi de suite. Je me dis avant tout que c’est une blague.
C’est aussi pour jouer avec le spectateur.
La plupart des réalisateurs ont peur de se faire taper sur les doigts par la chaîne de télévision qui a commandé le film, ou par le distributeur et les critiques de cinéma. Quand on leur dit de faire comme-ci ou comme-ça, ils répondent : “Oui, oui, oui !” La vérité c’est que n’importe quel réalisateur qui dit dès le départ aux gens avec qui il fait le film “je veux que mon film ressemble à ça”, ça passe ou ça casse. Pour Lux Aeterna, les techniciens du film, cela les a fait rigoler. Les comédiens ont un peu plus d’ego, ils aiment bien avoir leur nom de famille (d’ailleurs les noms complets sont sur l’affiche). Puis, il a fallu convaincre les producteurs qu’il n’y aurait que leurs prénoms. Tous ont accepté. Mais le plus compliqué, ce fût pour les maisons de disques. Est-ce que l’on peut mettre “La Marche Funèbre” de (juste) Frédéric ? Là, c’était un peu plus périlleux. Mais ça va, on a réussi à le faire.
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Propos recueillis par Julien Beaunay et Julien Savès.
Photo en Une : © Julien Beaunay
Polaroïd : © Julien Savès
Remerciements à L’Etrange Festival et Estelle Lacaud, Celia Mahistre et Cilia Gonzalez.