Le film était nul
Le 11 septembre 2001, mon amie I. est rentrée du collège comme à son habitude. Dans la cuisine, sa mère préparait le dîner. La télé était éteinte. Ça n’était jamais arrivé. La mère de I., femme au foyer, passe toutes ses journées avec le poste allumé “pour la compagnie.”. En général elle coupe le son parce que “ça soûle”. Mais les figures mouvantes sur l’écran lui donnent une sensation de contact et de connexion. Or, ce jour-là, la télévision était éteinte et I. a tout de suite compris qu’il s’était passé quelque chose de grave. Pourtant la mère de I. avait une explication simple. Elle avait éteint le poste parce que “le film était nul”. Méfiante, I. a rallumé la télé qui diffusait partout les mêmes images. Des images tellement difficile à croire qu’elle a aussi remis le son, bloqué en mode muet par routine. Sous le choc, I. a du expliquer à sa mère souffrant d’illettrisme que le film nul n’était pas un film. Bouleversée, la mère de I. a ensuite passé la soirée en larmes vissée devant son poste de télévision.
Nous sommes le 19 avril 2020. Depuis plusieurs semaines, les mêmes images de pandémie et de confinement passent en boucle partout où le regard peut se poser. Et une fois encore, le film qui n’était pas un film est nul.
Ressentez-vous aussi un trop plein d’images? Pour ma part, le film qui n’était pas un film prend toute la place. Sa surdose de violence, de conséquences, d’impuissance et d’injustice paralyse et inhibe. Les yeux aspirent au repos dans un réflexe de survie et d’anticipation, peut-être pour conserver la force de recracher les visions qu’ils refuseront d’être obligés de comprendre.
Je regarde donc peu de films, peu de séries aussi, et j’ai l’impression d’avoir oublié le principe de l’efficacité. Pourtant, j’ai des projets de papiers plein ma besace. Par exemple, une retranscription d’une passionnante interview de Callisto Mc Nulty pour son film Delphine et Carole Insoumuses. Si j’avais fini à temps pour l’anniversaire de Delphine Seyrig la semaine dernière, le timing aurait été parfait. Sauf que non. “Par mes moustaches, je suis en retard, en retard.” Il doit aussi y avoir quelque part des interviews en suspens et des papiers à corriger pour des films sans date de sortie. Parfois aussi une envie flottante et tenace de chroniquer le documentaire sur la Scientologie où Paul Haggis explique que la dernière moitié des nombreuses années qu’il a passé au sein de cette Église correspond au temps qu’il lui a fallu pour accepter de s’être trompé durant la première moitié….
Mais la léthargie l’emporte et, par la force d’inertie des choses, Les Écrans Terribles en mode survie sont en pause. Essentiel ou non, un média associatif et bénévole qui prétend offrir une approche alternative à la pensée critique n’a de sens que si l’état de la pensée critique est stationnaire. Or il y a encore quelques semaines, on était animé.e.s par un grand vent de révolution, on n’avait qu’une envie se lever et se casser autant qu’il le faudrait. On redoutait aussi la faillite de Presstalis qui précipiterait sans doute avec elle une grande partie de la presse papier au bord du gouffre. Mais comment faire la révolution en claquant la porte quand on n’a pas le droit de la franchir? Comment penser l’alternative de quelque chose de suspendu, qui existe et n’existe peut-être plus en même temps ? On est tous devenus le chat de Schrödinger.
Puisqu’on parle métaphysique quantique, je dois vous faire une confidence. Les vannes de mes images mentales se lâchent et font collusion comme dans une cascade de fenêtres Windows figées par un virus numérique ou un système d’exploitation en surchauffe. Mon cerveau est un bazar lunaire, comme les recoins sombres derrière la bibliothèque d’Interstellar. Tout et son contraire y cohabitent. Je ne regarde pas beaucoup de films ou de séries en ce moment, mais j’ai l’impression que tous les films, toutes les séries, toutes les images que j’ai regardés dans ma vie défilent devant mes yeux en permanence.
Et ce ne sont pas que des images, parfois des idées plus ou moins vagues, plus ou moins fumeuses. Comme par exemple l’histoire des particules de caca qu’Elijah Wood raconte à Christina Ricci dans Ice Storm. Oui, d’après Elijah Wood passer après quelqu’un aux toilettes c’est ingérer ses microparticules de caca.
Parfois l’idée me revient en sensation. Comme la figure de la cacophonie dans The Good Fight. Je revois un juge excédé qui tape son marteau et je me sens comme Christine Baranski avec son gros collier d’ambre qui se masse les tempes parce que deux, trois, dix, vingt avocats habillés en pingouins se hurlent dessus et se coupent la parole sans s’écouter. Comme dans une salle de classe ou une assemblée parlementaire.
Je ne sais pas s’il faut chercher un sens à cette cascade d’images sensorielles, fugaces et persistantes. Mon cerveau lance peut-être un inventaire. J’ai décidé d’accepter de me laisser traverser. Ce qui m’amuse beaucoup c’est de constater qu’elles jaillissent sans hiérarchie. Dans le plus grand mépris de tout cadre ou classification. Elles s’entrechoquent dans tous les sens, se cognent, et se mélangent dans une boucle infinie. Elles sont libérées du besoin morbide de se placer pour se faire bien voir, comme on range parfois les beaux livres sur les étagères pour impressionner ses visiteurs (c’est quoi des visiteurs ?). Affranchies, les images reprennent leurs droits et forment un nouveau film mutant.
Morceaux choisis :
Le bruit de la cuillère en argent dans Get Out ;
Rayanne Graff n’a pas peur de se faire tirer dessus dans Angela, 15 ans : “Maman qui irait tirer sur ce corps de rêve?” ;
Kim Kardashian est en larmes parce qu’elle a perdu sa boucle d’oreille dans la mer à Bora Bora : “Kim there are people who are dying” ;
Dewey dans Malcolm apprend qu’on peut faire le ménage pour lutter contre la dépression : “Frotte Dewey, frotte” ;
Merlin l’Enchanteur devient un virus et terrasse Madame Mim pourtant persuadée d’être invincible en dragon ;
Dewey encore : “Mange la chaux sale force du mal” ;
“On aimerait bien pouvoir les tuer!” Christine Baranski inspirée par le fascisme dans Les Valeurs de la Famille Addams ;
MOTHER, FATHER, ME et la tête de Warren Beatty dans “À cause d’un assassinat” ;
les Nazis piquent-niquent et chantent que Demain leur appartient ;
Arya Stark recale le Dieu de la Mort : “not today” ;
Scarlett O’Hara est contrariée : “la guerre la guerre la guerre, ces bruits de guerre finiront par empêcher tout le monde de s’amuser ce printemps.” ;
les Funny Little Bunnies, lapins joyeux de Pâques, trempent leurs queues dans un ruisseau arc-en-ciel ;
Bryan Cranston fait du roller dans un costume à paillettes :
“tu ne sais rien Jean Neige” ;
une réplique de Jean Gabin dans Pépé le Moko que je ne suis pas sûre d’avoir inventée ou non : “ça me rappelle mes n***** à Sidi Bel Abbes” ;
Rhett Butler est visionnaire “tout ce que nous avons c’est du coton, des esclaves et de l’arrogance” ;
Rhett Butler est individualiste “je ne veux croire qu’en Rhett Butler, c’est la seule cause que je serve, le reste n’a pas grand sens pour moi” ;
Le Titanic insubmersible “but this ship cannot sink” ;
Kombucha girl ;
On tape dans ses mains si on croit aux fées ;
Nathalie Roussel asperge tout avec son spray de javel dans La Gloire de Mon Père parce que “Pasteur venait d’inventer les microbes” ;
George Banks n’aime pas Mary Poppins et sait toujours quoi dire : “moi je sais toujours quoi dire” ;
Earth Angel, la main de Marty McFly s’efface ;
etc… [adlib]
One Comment
Samsam
Alors je ne suis pas seule ? Merci pour vos mots qui font résonner mes maux…