HAUT PERCHÉS : Ducastel et Martineau en apesanteur
Huis-clos en apesanteur, Haut Perchés porte bien son nom. Le nouveau film d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau nous enferme dans une bulle hors du temps et du monde, tandis que cinq âmes en peine joignent leurs forces et soignent leurs plaies en collectivité. Un film hypnotisant sur les petites blessures qui laissent de larges meurtrissures.
Vingt-et-un ans après Jeanne et le garçon formidable, le tandem Ducastel et Martineau continue de tracer son chemin dans le cinéma français, loin des autoroutes qu’on a bien trop l’habitude d’emprunter. Pour Haut Perchés, un dispositif simple : un appartement parisien (celui d’Olivier Ducastel) sert de décor unique, tandis que cinq comédiens-amis donnent corps aux éprouvantes confidences que livreront les personnages. Le pitch, lui, est plus complexe. Quatre hommes et une femme se réunissent un soir dans un deux-pièces de la capitale. S’ils ne se connaissent pas vraiment, tous ont en commun d’avoir été la victime d’un même pervers narcissique qui s’est joué d’eux et les a marqués à vie. Le pervers en question est enfermé dans la pièce d’à côté. Pourquoi, comment ? On ne sait pas. Tour à tour, chacun d’entre eux part se confronter à lui. Ce qui se passe dans cette chambre, on ne le saura pas non plus. Car ce n’est pas du tout ce qui nous intéresse.
De ce postulat intrigant, Ducastel et Martineau ont tissé un récit surprenant. Très théâtral dans les mots (on sait les deux compères très amoureux du beau verbe !), Haut Perchés réussit le pari de ne pas l’être à l’image, malgré un dispositif volontairement limité. Mais de leurs contraintes, les réalisateurs ont fait une source de créativité. Illuminé par des néons bleus, oranges, violets, l’espace restreint se transforme en un décor de cinéma à la fois étouffant et enivrant. Au milieu de ces couleurs vives et ténébreuses à la fois (pas si éloignées de celles des boîtes de nuit), les personnages déroulent leurs confidences et se livrent à des échanges où le quotidien se mêle à l’imprévu, le calme à la tempête. Car comme souvent chez Ducastel et Martineau, et peut-être ici plus que jamais, le mot prime sur l’action. Alors oui, on boit, on flirte, on se regarde en coin, on s’engueule, on danse aussi. Ce n’est pas un hasard : Haut Perchés se donne les atours d’un film de fête (les couleurs, les passages obligés sus-cités) tout en prenant la direction opposée. Quel art de brouiller les pistes ! Non, le geste ne prendra jamais le pas sur la parole, centrale et magnifiée de bout en bout. D’autres réalisateurs auraient montré ce qui se passe dans cette chambre interdite. Ou cherché un rebondissement, peut-être un twist final. Pas de ça chez Ducastel et Martineau : les promesses sont faites d’entrée de jeu par les personnages : rien d’exceptionnel ne se produira au cours de la soirée. Ils s’y tiennent, et on les admire pour ça.
Par la force des choses, le rythme est un peu fluctuant et le degré de fascination varie en fonction du témoignage (et, on ne va pas se mentir, du jeu du comédien). Mais on pardonnera aisément aux deux réalisateurs quelques faiblesses. S’il paraît courageux aujourd’hui de tourner un long-métrage en refusant tout éclairage de cinéma (les spots et néons font tout le boulot !), c’est surtout la puissance du texte qui fascine. Un texte vénéneux et pourtant empreint d’espoir « à la Jean-Luc Lagarce », qui orchestre à merveille la dissection sans ménagement de cinq cœurs couverts d’ecchymoses après s’être fait manipuler par le même tordu. Haut Perchés donne à voir une palette vaste et étendue des relations amoureuses, parfois platoniques parfois non, parfois exclusives parfois non, et pointe du doigt cette toxicité crasse qui peut s’immiscer dans ce qui devrait être une émotion pure. Les actions du pervers narcissique, même s’il n’est jamais nommé comme tel, ne sont jamais légalement répréhensibles (il aurait été facile d’en faire un véritable monstre). Mais elles se sont jouées du cœur de leurs cibles autant que de leurs corps et ont laissé des marques indélébiles sur chacune de ces victimes. Ce sont ces marques, invisibles et pourtant flagrantes une fois repérées, qu’Olivier Ducastel et Jacques Martineau scrutent et mettent en lumière. Une lumière glaciale et chaleureuse, ténébreuse et réconfortante, à l’image de l’homme aux mille visages enfermé à côté, qu’on ne verra jamais et qu’on espère de tout cœur ne jamais rencontrer.
Haut Perchés. Un film d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau. Avec Geoffrey Couët, Manika Auxire, François Nambot. France. Durée : 1h30. Distributeur : Epicentre Films. Sortie le 21 août 2019.
Photo en Une : © Epicentre Films