HER SMELL : Dire les choses en face
Elisabeth Moss tient le rôle principal du nouveau film d’Alex Ross Perry, dans un registre qu’on lui connaissait peu : délurée, provocatrice et mystique. Passant de la tendresse à la colère en une seconde, elle incarne un personnage dont l’imprévisibilité est à la fois géniale et dangereuse. Voici Her Smell.
Une question m’a beaucoup tracassé en écrivant cette critique, une question simple que l’on se pose à chaque fois que l’on écrit sur un film, mais à laquelle cette fois je ne trouvais pas de réponse évidente : pourquoi avoir fait Her Smell ? Pour la plupart des films, la réponse se présente de manière intuitive : un blockbuster vient combler une demande, tel autre film plus intimiste sera le fruit d’une expérience de l’auteur, un démon à regarder dans les yeux ou à exorciser, tel autre sera une prise de position politique, une prise de position esthétique… Et puis il y a bien sûr les films à idée, dont on espère que la combinaison insolite de divers éléments donnera un résultat nouveau. De tous ces genres de films, on voit aisément le point de départ, et les premières réponses à un superficiel « pourquoi ? » s’offrent assez facilement.
Or pour Her Smell il est difficile de trouver au premier abord une réponse qui soit autre chose que : « sa raison d’être est une vague envie de filmer une histoire autour de ceci. » Sa source reste mystérieuse, et le film est plus imperméable qu’on ne croit. Commençons, s’il faut un point de départ, par énumérer ce que Her Smell n’est pas : ni un film à thèse, ni une comédie, ni un film policier, ni un film à grand spectacle. Ce n’est pas une fable, pas une métaphore, pas un remake et encore moins un film nostalgique. Mine de rien, nous progressons, car si ce ne sont ni le thème, ni le genre, ni les idées qui prévalent, peut-être devons-nous tourner nos regards vers des catégories moins « intellectuelles », plus immédiates, pour comprendre Her Smell. À la fin du film, la première impression qui s’en dégage est en effet celle d’une énergie chaotique, un monde tourbillonnant de cris, de disputes, de violence et de fragilité : le monde de la musique.
Her Smell n’est pas une comédie musicale, mais il tourne essentiellement autour de la musique, de son énergie dévoratrice et de ses excès. Pas exactement un film sur la création musicale non plus, puisque nous arrivons justement au moment où le personnage principal, Becky (Elisabeth Moss), n’est plus capable de créer quoique ce soit, et parvient tout juste à assurer ses concerts. Superstar du rock dans les années 90, elle jouit encore d’une belle réputation, bien que la nouvelle génération reprenne le flambeau. Son énergie vorace ne trouvant plus d’exutoire où se cristalliser, Becky entre peu à peu dans une spirale d’autodestruction. En cinq longues scènes, on la voit se brouiller avec son entourage, exaspérer ses proches par un comportement de diva, plonger jusqu’au point de non-retour, puis regretter amèrement son attitude quelques années plus tard, sobre et fauchée, et enfin amorcer un timide retour à la musique, le temps d’une chanson hommage, devant les yeux d’un public qui n’a rien perdu de son admiration pour elle.
Tout tourne autour de Becky, de ses coups de sang et de ses mauvaises surprises. Lorsqu’elle est absente (lors de la troisième scène du film elle est en retard à son propre concert), on ne cesse de l’évoquer, de la rendre présente par les dialogues, on s’inquiète, on se plaint, et son poids se fait écrasant avant même qu’elle n’entre en scène. Personnage extra-extraverti, elle est une étincelle capable de tout illuminer et de tout embraser d’un même mouvement. Nous la rejoignons en période de crise, alors qu’elle semble à la merci de sa propre volonté sans savoir ce qu’elle veut, à la merci de ses émotions sans savoir ce qu’elle ressent. À certains égards, elle paraît presque provoquer les événements afin de découvrir ses propres limites. À vrai dire, personne ne lui dit de s’arrêter : on murmure derrière elle que c’est un tyran, on parle dans son dos, mais en face on lui passe tout, on se soumet en grimaçant, dans l’espoir que l’orage passera. Mais Her Smell est justement l’histoire d’un orage qui ne passe pas.
La pesanteur de cette situation et l’anxiété qu’elle génère trouvent leur parfaite transposition dans l’extraordinaire décor du film (les coulisses labyrinthiques d’une salle de concert, construites en studio). Avec ses couloirs étroits, ses recoins où l’on peut chuchoter ses plaintes, ses pièces à trois ou quatre entrées par lesquelles on peut disparaître ou surgir à tout instant, Her Smell ressemble, par certains aspects, à un drame tourné dans un décor de thriller. C’est peut-être de là qu’il tire son énergie si particulière. Au fond, Her Smell est construit comme un film à suspense, c’est-à-dire qu’il maintient le spectateur dans l’attente d’un événement qui, irrémédiablement, se produira. On ignore comment, on ignore quand exactement, mais il semble inévitable que le personnage principal, sciant sa propre branche, finisse par en tomber. Dans ce décor dont chaque angle risque de dévoiler une nouvelle facétie de Becky, le spectateur est sans cesse maintenu entre l’envie (de savoir) et la peur (d’un nouveau drame). Mais il sait bien, au fond, que les catastrophes annoncées se produiront. C’est ce qu’il y a de rassurant avec le cinéma où, contrairement à la vie, toujours quelque chose arrive quand on l’attend. Euphorie de pouvoir vivre chaque film comme une destinée.
Her Smell. Un film de Alex Ross Perry. Avec : Elisabeth Moss, Cara Delevingne, Dan Stevens, Agyness Deyn, Ashley Benson, Gayle Rankin, Eric Stoltz… Distribution : Potemkine Films. Durée : 2h14. Sortie ; 17 juillet 2019.
Photo en Une : Elisabeth Moss dans Her Smell. ©Don Stahl