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Interview technique et tactique : JEUX D’INFLUENCE, les dés pipés d’un monde glyphosaté

Le directeur marketing d’une grande firme agroalimentaire se suicide. Un agriculteur apprend son cancer et décide de se battre pour faire reconnaître le lien entre sa maladie et les pesticides employés sur son exploitation. Un député bataille pour l’interdiction d’un pesticide toxique en France. Trois intrigues pour une série chorale autour d’un sujet brûlant… et fatalement peu abordé jusqu’ici dans la fiction télévisée : les lobbies et leur fonctionnement. Avec son style intense de réalisation, Jean-Xavier de Lestrade a relevé le défi après la reconnaissance de ses précédents projets pour Arte (3 Fois Manon et Manon 20 ans). La chef opératrice Isabelle Razave et le producteur Mathieu Belghiti reviennent pour nous sur les arcanes de Jeux d’influence.

Propos recueillis par Florian Etcheverry

Y a-t-il un fait divers précis qui vous a donné envie de faire une série chorale sur les lobbies et leur impact sur les citoyens et les institutions ?

Isabelle Razave : À la base, il y a Jean-Xavier, qui est quelqu’un de très engagé. Pour lui, chaque projet doit faire sens. Il est lui-même fils de paysans et son père a eu un cancer du poumon. Pendant longtemps, le père de Jean-Xavier avait gardé un article de journal sur lequel il était indiqué que l’abus de glyphosate et de pesticides pouvait nuire à la santé. Jean-Xavier avait gardé l’article dans son tiroir et s’était promis de faire quelque chose. Son père est décédé d’un cancer du poumon directement lié à l’usage de glyphosate.

Mathieu Belghiti : L’idée de faire une série politique est venue en 2014. Jean-Xavier de Lestrade et moi en avions très envie, avec comme modèle une série qui n’a pas pris une ride même si elle a 15 ans : State Of Play. Jean-Xavier et son scénariste Antoine Lacomblez se sont aussi inspirés de l’affaire DSK dans le nord, pour explorer la manière dont politique, industrie et mafia se mélangeaient dans une ville, c’était extrêmement intrigant. Très vite, dans nos choix narratifs, on a voulu avoir une série qui touche les gens de près. Et l’agriculture, la nourriture au quotidien, ça nous paraissait de nature à intéresser le public plus largement. On est partis sur une histoire autour d’une molécule qui a des conséquences dramatiques sur la santé des agriculteurs et des consommateurs.

Dans l’actualité, le terme « lobby » peut englober beaucoup d’acteurs : des corporations, des associations… En tant que citoyen, est-ce que la série a pour but de montrer l’influence des lobbies sur le quotidien des Français ?

Isabelle Razave : En effet, il s’agit de décortiquer comment tout ce petit monde interagit ensemble, et comment cette notion abstraite de lobby fonctionne. La mécanique de jeux de pouvoirs.

Mathieu Belghiti : On a fait un travail de rassemblement de matière un peu identique au documentaire : on a rencontré des parlementaires, des lobbyistes… Il y a différents types de lobby : le lobby culturel, par exemple celui du milieu du cinéma ou des auteurs, est extrêmement fort, mais quand le lobby est au service d’une multinationale, l’enjeu est de savoir comment il va influer sur le processus politique. Et ça, c’est totalement anti-fictionnel. On avait fait un film sur les perturbateurs endocriniens, et la manière dont l’Europe essaie, depuis dix ans, de définir ce terme. Car derrière, cela va définir toute la politique industrielle et commerciale des médicaments. C’est très compliqué à rendre palpable. Lorsqu’il y a beaucoup d’argent en jeu, les intérêts des uns et des autres ne sont pas les mêmes, surtout envers un enjeu sanitaire.

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Christophe Kourotchkine. Copyright What’s up Films

C’est une série qui a été écrite à quatre paires de mains, entre Jean-Xavier de Lestrade et trois co-scénaristes (Antoine Lacomblez, Sophie Hiez, Pierre Linhart). Est-ce que vous avez fonctionné en writers room, et est-ce que ce fonctionnement collectif vous a permis de mieux travailler les personnages et éviter de tomber dans une narration trop didactique?

Mathieu Belghiti : Il a fallu s’atteler à l’écriture d’une série qui n’est pas un documentaire mais une fiction. On a d’abord travaillé avec Antoine Lacomblez, qui a fait un travail remarquable sur les personnages et la façon de pousser le sous-texte dans chaque scène. Mais l’écriture de séries, ça demande de la technique, et malheureusement on n’a pas procédé comme une writers room, on est revenus en arrière. Ça a été très difficile. Les premières ébauches de 8 épisodes étaient écrites, mais finalement on a dû faire une réécriture pour les faire contenir en 6 épisodes. Les textes ont été enrichis énormément pendant ces 3 années de développement. Ce que j’ai appris au cours de ce processus, c’est qu’on on ne peut pas faire fonctionner une série tant que le bâti et la structure ne sont pas là.

Est-ce que le casting a été difficile ? Jean-Xavier De Lestrade commence à être habitué à la réalisation de séries, après 3 Fois Manon, Manon 20 Ans et Malaterra

Mathieu Belghiti : Non, car Jean-Xavier est très exigeant à tous points de vue.  C’est toujours des complexités d’agenda, et d’autres choses. En dehors d’Alix, pour lequel le rôle était écrit, il n’a jamais vraiment voulu s’avancer sur d’autres rôles. C’est important d’avoir un processus de recherche, et de trouver des voix comme celle de Laurent Stocker, qui joue le député Delpierre.

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Alix Poisson et Marilou Aussilloux. Copyright What’s up Films

Sur les projets précédents de Jean-Xavier De Lestrade, on a affaire à un style de réalisation assez nerveux, construits sur beaucoup de dialogues énergiques, et avec des émotions qui se jugulent. En tant que chef opératrice, comment travaillez-vous avec lui pour pouvoir suivre le mouvement et arriver à capter ces performances ?

Isabelle Razave : Je ne crois pas qu’il y ait vraiment de l’improvisation. Il y a un cadre toléré à l’intérieur de ce que l’on essaie de faire avec chaque scène. Il se trouve qu’avec Jean-Xavier, on travaille ensemble depuis 20 ans, donc nous avons un certain nombre d’acquis communs : on ne veut pas de maniérisme, on est attachés à une certaine forme de naturalisme. Je suis une chef opérateur qui tient absolument à faire du documentaire et de la fiction. Produire de la fiction est une telle usine que certains chef opérateurs peuvent oublier qu’au fond, c’est de l’humain. Et en revenant au documentaire, on est attirés vers l’essentiel : ce que l’on va réussir à capter chez des acteurs comme chez des non-acteurs. Ces questions-là sont un fil rouge pour nous. Ce n’est parce qu’on a l’ambition de capter le réel qu’on n’a pas d’ambition stylistique. Et ce n’est pas parce qu’on cherche une véracité que le romanesque n’est pas intéressant. Les personnages mis en scène par Jean-Xavier ne sont ni tout noirs ni tout blancs. Le fait que, par exemple, le spectateur puisse comprendre le côté pourri d’un personnage de l’intérieur, ça change tout.

Voir Jeux d’influence sur le site d’Arte >> c’est par ici !!

Est-ce que l’équipe de Jeux d’influence a pu trouver des lieux pour s’informer pendant les repérages, par exemple, sur les exploitations familiales ?

Mathieu Belghiti : C’est le point qui a été le plus compliqué pour nous.

Isabelle Razave : Il y a pas mal de scènes qui se passent dans les couloirs de l’Assemblée Nationale, et on ne peut pas tourner dans les couloirs de l’Assemblée Nationale. On a regardé comment ça fonctionnait, et on a trouvé un lieu qui y ressemblait. Chez Jean-Xavier, l’idée c’est de ne pas tourner en plateau, mais d’avoir un point de vue réaliste. On a du trouver un lieu qui puisse faire illusion une fois décoré. C’était un vrai défi de trouver des lieux ressemblants, surtout parce que l’on ne tournait pas en région parisienne, mais dans les régions Centre et Hauts-de-France.

Mathieu Belghiti : Et tourner sur fond vert aura toujours un petit air de truqué. On a été très exigeants sur les lieux de tournage. Il y a une scène que l’on voulait tourner à Radio France, jusqu’au dernier moment on ne savait pas si l’autorisation de tournage allait être acceptée, mais on s’est dit que ça valait le coup d’essayer. Et avoir le plan de cette vraie rédaction était très important pour nous.

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Christophe Kourotchkine, Laurent Stocker. Copyright What’s up Films

Jeux d’influence, au-delà de présenter des hommes et des femmes de l’ombre, est aussi une série citoyenne. Pensez-vous que, malgré l’activité et l’influence des lobbies sur la politique, il y existe aussi un pouvoir individuel ?

Isabelle Razave : Absolument, l’idée est de questionner où se situe la marge de pouvoir en ce moment, en connaissance de cause. Et comment on peut se frayer un chemin à l’intérieur de ce système pour pouvoir défendre des causes comme l’interdiction des pesticides.

Mathieu Belghiti : Le mot qui va avec cette série n’est pas “militant”, mais “citoyen” effectivement. Avec Jean-Xavier, on s’est rencontrés chez Tavernier, pour qui je produisais des courts métrages de fiction. Et ce n’est pas un hasard : les projets de Bertrand Tavernier épousent des causes citoyennes. J’aime à penser que la télévision, que ce soit en série ou en documentaire, produit un lien social très fort, des débats et des discussions. Avec nos personnages, on est face à des arguments, des contradictions, notamment quant au prix d’achat des fruits et légumes. On espère que ce débat portera au-delà de la série. C’était compliqué d’écrire ces personnages sachant que tout le monde politique n’est totalement pas pourri non plus. Comme on s’attaquait à un problème de santé publique majeur, on se devait d’être critiques. Et en même temps, on s’est posés beaucoup de questions quant à la représentation qu’on se fait de nos décideurs.

Jeux d’influence. Série en 6 épisodes de 52 mn. Réalisation : Jean-Xavier de Lestrade. Scénario : Jean-Xavier de Lestrade, Antoine Lacomblez, Sophie Hiez, Pierre Linhart. Avec : Alix Poisson, Laurent Stocker, Jean-François Sivadier, Pierre Perrier, Marilou Aussilloux, Christophe Kourotchkine, Marie Dompnier, Anthony Bajon. Diffusion le 13 et 20 juin sur Arte. Disponible en DVD et VOD et en replay sur Arte +7 jusqu’au 26 juillet.

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