Une fille facile, la jeune Zahia?
Cet article a initialement été publié dans le cadre du festival de Cannes, le 31 mai 2019. Une fille facile est à découvrir en salles le 28 août 2019.
Après Le Jeune Ahmed, la jeune Zahia est à l’honneur avec Une fille facile de Rebecca Zlotowski, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs et lauréat du prix SACD. Le film célèbre la volupté dans une mise en scène gourmande, qui se révèle être un prétexte à un propos confus : mépriser les filles faciles c’est mal, mais quand même être une fille facile c’est pas très gratifiant, mais le mépris c’est mal, mais… En résumé, une position beaucoup moins progressiste qu’il n’y paraît.
Naïma (Mina Farid), une jeune fille de seize ans, passe ses vacances d’été avec sa cousine plantureuse, Sofia (Zahia Dehar). Naïma est fascinée par Sofia et réalise que celle-ci doit son mode de vie au commerce de ses charmes. Alors qu’elle doit faire face à des questionnements sur son orientation scolaire, Naïma va se laisser griser par le vertige du luxe en plein soleil. Au fond, si la démarche de Rebecca Zlotowski est décevante c’est qu’on s’attendait à beaucoup plus de sa part. En effet, porte-parole du mouvement 50/50, elle a donné une intervention très prometteuse, lors d’une conférence du collectif en marge du festival, abordant notamment le sujet des quotas d’inclusivité. Vous savez, la brûlante question de savoir si les histoires sont plus authentiques quand elles sont racontées par des personnes concernées. Et de comment faire en sorte que ces personnes concernées aient accès à la possibilité de raconter leurs histoires, dans un système construit sur la discrimination culturelle et intellectuelle. Certes son discours était émaillé de quelques éléments de langage automatisés, et d’un peu d’embarras aussi. Mais elle semblait tout à fait sincère et enthousiaste. Et elle avait conclu en déclarant en substance que les chiffres, les quotas, toutes ces basses considérations, étaient certes décourageants et pas très lyriques, mais qu’ils étaient un mal nécessaire pour atteindre le droit universel de chacun à être un.e poète.sse. Un programme qu’il est super !
Une fille facile démarre en filmant de loin et en plongée, le corps magnifique et dénudé de Zahia Dehar. Zahia qui, rappelons-le, réclame le droit d’être respectée depuis qu’elle a été traînée en place publique avec l’affaire de sollicitation de mineures mettant en cause des joueurs internationaux de football. Or le postulat du film de Zlotowski est malheureusement très pauvre, puisqu’il repose sur un constat supposé partagé de découverte de l’humanité des prostituées et des escorts, ou des filles catégorisées comme étant légères pour une raison ou pour une autre. Pour le dire autrement, on nous prend une heure et demie pour nous inviter à réaliser tous ensemble que mépriser les professionnelles du sexe ou les femmes qui choisissent d’utiliser ouvertement leur sexualité, c’est pas cool. Loin de nous l’idée de nous poser en Passionaria de la tolérance universelle, mais honnêtement c’est comme si on prenait une heure et demie pour célébrer un enfant qui retire les petites roues de son vélo. Se féliciter d’être tolérant est toujours un peu problématique.
Zlotowski se place dans une position très complexe. Comme les Dardenne, son public cible n’est sans doute pas issu majoritairement des classes populaires ni, mécaniquement, des milieux racisés. Au fond, la réalisatrice invite une assemblée cultivée et éclairée, mais élitiste (qu’elle le veuille ou non), et très facilement méprisante face aux expressions de ce qu’elle prédéfinit elle-même comme étant vulgaire, à se repaître du corps de Zahia. Tout en s’auto-congratulant en même temps de faire preuve de bienveillance minimum à son endroit (et encore ça reste à voir). Ah tiens, elle n’est pas idiote. La preuve, elle a lu Marguerite Duras. Mais quand bien même elle lirait Pif Gadget ? Est-ce que ça justifierait de lui cracher dessus ? Le soin prêté à démontrer que l’à-priori est erroné lui donne beaucoup trop de crédit. Surtout que le film pose à la fin le principe inédit et risqué que c’est quand même plus gratifiant de ne pas se prostituer que de se prostituer, puisque les hommes sont méprisants avec les femmes qu’ils achètent. Alors, oui, sans doute. Mais encore une fois, malgré l’inclusion de Zahia Dehar à la consultation du scénario, le constat reste celui d’une personne extérieure au sujet. Et, au risque de se répéter, n’est pas très progressiste. Il n’est peut-être pas pontifiant comme celui des Dardenne, mais il est naïf comme celui de la cousine de seize ans qui découvre la vie. D’ailleurs le personnage le plus honnête et le plus juste dans le film est Philippe, interprété par Benoît Magimel, l’homme de compagnie du play-boy millionnaire qui se paye les services de Zahia. Philippe sait très bien qu’il ne fait qu’obéir à des caprices vulgaires sous couvert de distinction, mais il n’a pas les moyens de faire autrement. Pourtant il encourage Naïma à ne pas devenir comme lui. On aurait aimé un film sur ce sujet de la lâcheté et de la déférence, que la réalisatrice semble mieux saisir.
Par ailleurs, on aimerait encourager Zahia à s’affranchir de la validation d’un groupe socio-culturel qui s’envoie une pluie de cookies et de bonbons au prétexte qu’il consent à trouver des raisons de ne plus la mépriser. La figure de la fille facile en 2019 c’est par exemple Cardi B, ancienne strip-teaseuse devenue rappeuse, qui vend des millions de disques, collabore avec des artistes de premier plan et ne change pas sa façon d’être pour se plier aux codes mesquins du bon goût. On en veut pour preuve son compte instagram où elle alterne sans complexe photo de fesses poilues, photos de fast food et photos promo sexy. Dans le film, Clotilde Courau joue Calypso (meilleur nom de personnage pour la Courau), une housewife de luxe, snob et méchante comme une teigne, qui vit sur une île et achète des oeuvres d’art à tour de bras pour tromper son ennui. Alors qu’elle invite son ami le milliardaire brésilien à déjeuner, celui-ci, joueur, vient avec sa suite : Philippe, Sofia et Naïma. Sans surprise, Calypso est infecte avec Sofia et joue une partition fielleuse du dîner de con.ne.s, comme seuls les riches désoeuvrés savent le faire quand ils reniflent un corps étranger. On avoue fantasmer sur une réalité parallèle où Cardi B apparaîtrait comme par magie pour recadrer Calypso, qui ferait moins la maligne. Mais Sofia/Zahia se sort très bien du bras de fer, conservant une douceur et une délicatesse qui correspondent à son image publique réelle et lui confèrent son intégrité. Ceci dit, on ne peut s’empêcher d’avoir la sensation qu’elle est instrumentalisée à des fins pas très courageuses.
Il faut rappeler que le figure de la beurette (définie ici ou ici) est loin d’être neutre dans l’imaginaire collectif. Ce terme dégradant est le premier résultat dans les moteurs de recherche de porno en France. Il désigne toute femme maghrébine ultra féminine et obéissant à des codes esthétiques non validés par les classes supérieures plus sophistiquées. Le terme est tellement péjoratif qu’il est parfois utilisé comme une insulte par les jeunes filles maghrébines entre elles. Il serait malhonnête de prétendre que Zahia n’est pas encore aujourd’hui facilement rangée dans cette catégorie. Et pour ces femmes la peine est double, puisqu’elles incarnent des objets sexuels encore plus bas hiérarchiquement que la majorité des femmes d’une part, mais que d’autre part on se rue allègrement à leur secours pour les protéger de la horde quasi-mythologique de frères maghrébins violents qui court les rues (et sans doute l’imaginaire des frères Dardenne). On rappelle aussi que la libération – et le dévoilement – de la femme maghrébine est un enjeu politique et sociétal, tenace et malsain, influençant de nombreux aspects de la vie intime des personnes concernées encore aujourd’hui. Or Zahia, filmée comme une Bardot 2.0 (pas très heureux d’ailleurs, quand on connaît la sinistrose actuelle du personnage), n’est pas rendue agente de son histoire dans Une Fille Facile. Elle reste un objet exotique de fantasme et de projection, insaisissable. Elle est invitée, tolérée peut-être, étudiée certainement, mais pas acceptée ni vraiment incluse. Zlotowski est juste assez romantique pour lui offrir la parure de l’animal blessé. La bienveillance est là mais ça reste limité.
Une fille facile. Un film de Rebecca Zlotowski. Avec: Mina Farid, Zahia Dehar, Clotilde Courau, Benoît Magimel, Nuno Lopes… Distribution: Ad Vitam. Sélection: Cannes // La Quinzaine des réalisateurs. Durée: 1h30. Sortie France: 28 août 2019.
Photo en Une: Mina Farid et Zahia Dehar ©Julian TORRES – Les Films Velvet