Journal de prod #3 – La magie cannoise
Je me rends avec mon associée au Brunch de la Région Normandie qui a lieu au Pantiero. Nous sommes heureuses d’avoir obtenu l’aide à la structure de la région, deux jours avant notre départ pour le festival de Cannes. Petite victoire mais grand (s) projet(s) !
C’était notre première intervention orale en binôme. En plus du soutien financier, c’était aussi l’occasion de défendre notre stratégie de développement basée sur la diversification des formats et des médias. Alors qu’on sent encore un refus de la profession pour la transversalité, nous avons été surprises de voir que notre intérêt pour le développement de projets de cinéma, audiovisuel et web avec des propositions artistiques variées (comédie, drame, essai) avait convaincu.
Une jeune productrice m’aborde et me parle de son expérience, de ce qui l’a poussée à créer sa structure. Elle vient du secteur numérique. Même si elle a adoré l’expérience, elle a observé les limites d’un modèle complètement intégré, sous l’égide d’un duo de producteurs plus âgés qui ne voulait pas s’embarrasser à réfléchir aux propositions d’une jeune femme pour développer d’autres talents ou d’autres manières de faire. Elle a donc poursuivi son chemin professionnel aux ventes internationales dans des grands groupes où elle a fait ses armes pour appréhender le marché de la diffusion. A cet instant de notre conversation, je m’interroge sur mes erreurs de parcours… Est-ce que je suis restée trop longtemps dans la même société? Est-ce que cela ne m’a pas formaté dans ma manière d’envisager mon métier ? Comment garder une fraîcheur, une ouverture d’esprit…?
Je crois que la clé se trouve dans notre capacité à prendre des risques contrôlés, suivre son instinct.
C’est exactement ce que me confie cette même productrice quand elle me parle de son prochain documentaire, tourné en Nouvelle-Calédonie. Avec une part de la marge faite sur son premier documentaire produit, elle a pu prendre le risque de financer une première période de tournage en Nouvelle-Calédonie pour cette deuxième production… Elle et moi nous reverrons, il y a une similarité dans notre approche du métier de productrice.
Je revois également un ancien prestataire de matériel caméra avec qui j’avais travaillé dix ans auparavant dans le cadre d’un premier film tourné en Serbie. Le film avait été sélectionné à la Semaine de la critique, c’était mon premier festival de Cannes. Je lui rappelle une anecdote du tournage : à l’époque, il avait dû faire appel à une sous-location en Allemagne pour trouver des optiques de remplacement suite à un accident de matériel sur le tournage… Je me dis que jusqu’ici, j’ai toujours fait le bon choix de prestataires pour les productions et que ça m’a souvent sortie de situations compliquées.
Je file déjeuner avec mon avocate-conseil en droit de la propriété intellectuelle. Elle est l’exact opposé de la figure de l’avocat et c’est la raison pour laquelle nous nous sommes tout de suite entendues. C’est une jeune femme brillante qui souhaite travailler avec de jeunes producteurs.rices et les accompagner dans leur démarche exigeante. Entre nous, pas de langue de bois ! Au gré des anecdotes de nos précédentes expériences professionnelles, on s’amuse du dilettantisme de quelques producteurs dans le secteur au sens large. Ce qui nous surprend encore et encore elle et moi, c’est leur capacité à discourir pour ne pas avoir à montrer qu’ils ne savent pas et c’est ce que j’appelle le bagou ou “la magie du cinéma”.
J’ai fait l’expérience de Liberté d’Albert Serra...
Le film s’étale sur plus de deux heures, avec une enfilade de scènes où des aristocrates se livrent à des fantasmes sexuels dans les bois. Clairement, le réalisateur cherche à faire expérimenter l’ennui au spectateur et je n’aime pas ce genre de contrat quand je vais au cinéma. Et oui, on peut palabrer des heures sur les questions profondes qui sous-tendent l’intention de départ mais ce serait vain…En tout cas, c’est ce que j’appelle le contraire de la Liberté. Comme cette expérience m’a été longue et pénible, je préfère faire court sur le film. Thierry Frémaux a souligné lors de sa présentation du film que Serra, au même titre que Dumont, appartient à la catégorie des réalisateurs sélectionnés pour leur formalisme… Une question me taraude cependant. Qui tentera l’expérience de ce film en salle ? Comme le dit la chanson Que serRa, serRa, what ever will be, will be…
J’espère que la soirée Orange me réveillera de cette expérience de l’ennui. Dans la file d’attente, deux producteurs quinquagénaires sont derrière moi et ruminent sur la dureté du marché, les refus de financements : “on s’est fait jeter de partout, et là je viens d’apprendre qu’on s’est fait jeter de la commission Rhône-Alpes… Mais comme ça marche par réseau et que je ne connaissais personne dans la commission, ça ne m’a pas aidé” . Cette phrase, je l’ai entendu des centaines de fois… Ou à l’inverse, j’ai entendu“ ça va aller, les membres de la commission nous connaissent bien…” Et je préfère toujours oublier ce genre de phrases pour ne pas me sentir démunie ou penser que les dés sont jetés lorsque j’envoie un dossier de demande de financement… au risque de devenir dilettante, justement.
Garder un cap, celui de l’exigence des projets malgré les embûches.
Soudain, j’entends : “il y a IAM en concert à la soirée Orange” et ça me redonne le sourire. Une heure de concert pour me replonger dans cette époque du Micro d’argent, où j’écoutais aussi Neg Marrons, Stomy bugsy et oui oui, même Doc gynéco. Je regarde danser, chanter, cette foule sur leur 31. Lever les bras, les agiter de gauche à droite, danser le MIA, avec moins de ferveur que quand on avait 17 ans… Sourire aux lèvres, tous ensemble sur le flow du rap d’IAM “Plus de chèque, plus de carte plus de liquide” mais Orange est là !
Je conclus cette soirée avec la rencontre fortuite d’Alex – canadien, 1m90, longs cheveux blonds façon Kurt Cobain, costume en velours bordeaux – et son pote Paul – new-yorkais, 1m65, costume bleu turquoise. Paul me taxe une cigarette et m’offre un verre de champagne (en réalité offert par le buffet Orange). Alex m’exécute un tour de magie. Il fait disparaître la cigarette que j’ai offerte à Paul dans sa narine droite… pour mieux me taxer une cigarette à son tour. Cette fois-ci, Alex fait disparaître sa cigarette allumée dans sa narine droite… etc. La magie de Cannes.
Photo en Une : Cannes,Soirée Orange, 19 mai 2019. Copyright WW.