Sicilian Ghost Story, une fable pour raconter la Sicile du crime organisé
Avec Sicilian Ghost Story, Fabio Grassadonia et Antonio Piazza dépeignent la Sicile des années 90, vérolée par la mafia dont l’emprise est implacable et silencieuse. Un contexte déjà traité au cinéma, mais qui prend dans ce film des allures de fable organique au travers d’une histoire d’amour entre deux adolescents, Luna et Giuseppe.
Charles Tesson, délégué général de la Semaine de la critique, a qualifié Sicilian Ghost Story de « mythe de Roméo et Juliette revisité dans le monde impitoyable de la mafia ». En effet, le film qui avait fait l’ouverture de la Semaine de la critique en 2017 place au cœur de sa diégèse, en prenant le point de vue de ses jeunes protagonistes, un amour tragique et impossible. Le contexte sociétal est relégué au second plan car c’est bien de la romance entre les deux adolescents dont il est question dans ce film. En toile de fond, la mafia sicilienne fait obstacle à cette histoire d’amour naissante. Les membres de la famille de Giuseppe, qui s’apparente au clan des Montaigu dans la pièce de Shakespeare, sont ostracisés par les habitants de la ville depuis que le père mafieux s’est repenti auprès des autorités. La famille de Luna, ou les Capulet dans Roméo et Juliette, vivent eux-aussi en autarcie, sous le joug d’une mère austère et tyrannique tout de noir vêtue. Les deux amants sont interprétés par deux jeunes acteurs brillants, l’intrépide Julia Jedlikowska, et le touchant Gaetano Fernandez, dont la fraîcheur rappelle le Timothée Chalamet de Call me by your name.
Sicilian Ghost Story opère une intéressante confusion des genres qui permet de l’envisager sous différents angles. Le titre de ce « film de fantômes » ainsi que les plans qui ouvrent et clôturent celui-ci laissent penser au spectateur qu’il est face à un thriller, à la frontière du film d’horreur. Les personnages sont épiés par une caméra qui filme une faune inquiétante prenant en étau les personnages. Ces derniers sont d’ailleurs souvent filmés en contrechamp, comme s’ils étaient à la merci des éléments de la nature, qui les surplombent. La faune trouve une place primordiale dans Sicilian Ghost Story, allégorie de l’innocence d’une société contaminée par une violence qui reprend ses droits. Tout au long du film, une menace palpable dans la bande sonore entoure les personnages. Menace qui rappelle la séquence d’ouverture de Blue velvet (David Lynch, 1986) dans laquelle la quiétude est rompue par un danger qui sourd. Lynch lui aussi plonge sous terre avec un travelling vertical pour révéler ce qui se cache et grouille. Le chien, créature destructrice qui appartient au monde urbain, s’immisce dans la forêt ; un fil barbelé masque le visage de la jeune Luna alors qu’elle contemple les montagnes, comme autant de mauvais présages. Mais Sicilian Ghost Story endosse également les codes du film d’enquête, car Luna, incomprise par les siens et même par les autorités, se donne pour mission de retrouver son bien-aimé, au péril de sa propre vie. Le film met également en jeu les thématiques du drame familial, notamment à travers le personnage de Luna, en pleine construction identitaire durant la période trouble de l’adolescence. Luna incarne le courage, mais on pourrait reprocher au personnage une trop grande maturité qui manque de crédibilité pour une jeune fille de 12 ans.
Inclassable en termes de genres, Sicilian Ghost Story est avant tout une fable, construite sur des dichotomies. Luna, dont le nom est (trop) symbolique, se soustrait à la réalité pour vivre sa romance au travers du rêve, comme elle l’explique dans une jolie lettre d’amour qu’elle adresse à Giuseppe et qui constitue la seule lueur d’espoir qui le rattachera à la vie dans sa geôle. Le personnage de la jeune fille fait écho à celui d’Ofelia dans Le labyrinthe de Pan (Guillermo del Toro, 2006), qui choisit le merveilleux pour échapper à un quotidien noirci par la violence des adultes pendant la guerre d’Espagne. Une fois encore dans une logique d’opposition, la nature est confrontée aux éléments urbains, la forêt et les berges paisibles s’opposent aux blocs de briques dans lesquels est séquestré Giuseppe. Celui-ci voudrait voir la mer, qu’il sent depuis le coffre de la voiture dans lequel on l’enferme. Cette sensation de liberté sera sans doute la dernière, le papillon qu’il avait si souvent posé sur le dos de sa main s’envole. Cette scène marque une bascule, Giuseppe, las, abandonne sa lutte pour la survie. La chouette, que l’on verra à plusieurs reprises, symbole qui relie le monde des vivants et des morts dans le folklore sicilien, veille sur les personnages durant leurs tourments. Un conte qui narre la violence du monde, donc, mais aussi le passage à l’âge adulte, l’amitié à toute épreuve et les premières fois.
Si Sicilian Ghost Story ne fait quasiment aucune fausse note, la séquence finale déçoit car elle semble sortie d’une publicité pour station balnéaire. Mais le second long-métrage de Fabio Grassadonia et Antonio Piazza réussit le pari de prendre des chemins de traverse pour raconter une histoire basée sur un fait divers qui a pris place en 1993. La réalité se raconte autrement, avec poésie. Dans un contexte complexe, la violence du réel adopte un ton magique au cinéma, observé dans de récents longs métrages. En atteste le très réussi Les Bonnes Manières (Juliana Josas, Marco Dutra, 2018), qui dépeint les disparités sociétales de São Paulo grâce à un système de découpage des lieux lui aussi très dichotomique et à l’incursion du fantastique. On pense aussi à Dogman, qui évoque une fois encore la violence du Naples souterrain en narrant un fait divers sous des allures de conte. Dans le film de Matteo Garrone, Marcello est du côté de la sensibilité et des animaux, face au géant Simone, déshumanisé et assoiffé de pouvoir dans un îlot en marge de la société, régi par la Loi du Talion. La fable opère comme une alternative à un hyperréalisme, prôné par des réalisateurs comme Stéphane Brizé avec son récent En Guerre. La poésie distillée dans la fiction permet ainsi de donner lieu à de vrais moments de cinéma.
Sicilian Ghost Story. Réalisé par Fabio Grassadonia et Antonio Piazza. Avec Julia Jedlikowska, Gaetano Fernandez. Sortie France 13 juin 2018. Produit par Indigo Film, Cristaldi Pictures, RAI Cinema, MACT Productions, JPG Films, Ventura Film, RSI – Radiotelevisione Svizzera di Lingua Italiana.
One Comment
Margaux
Super article , dès que je peux cela donne envie d’avoir la curiosité de voir ce film !