Cannes – jour 5 : la guerre, encore
Il fallait donc un premier scandale cannois. Non pas un film mauvais, lourd ou maladroit (le défaut de qualité se critique et se pardonne), mais une odieuse manœuvre mercantile pour servir un sujet politique brûlant sur le froid plateau du glamour.
Nous parlons ici des Filles du soleil d’Eva Husson. Et nous nous demandons un peu si Thierry Frémaux ne l’a pas sélectionné en compétition par mesquinerie, pour embarrasser en grande pompe une réalisatrice talentueuse qui manque complètement son sujet. On attendait pourtant avec impatience le film. Le second de l’auteure de Bang Gang (une histoire d’amour moderne), avec Golshifteh Farahani et Emmanuelle Bercot en tête d’affiche, qui parle de l’héroïsme des combattantes kurdes, anciennes esclaves sexuelles de l’Etat Islamique ayant pris les armes contre l’organisation terroriste. Une journaliste photographe française (Emmanuelle Bercot) suit le groupe au quotidien, et dresse le portrait de leur leader Bahar (Golshifteh Farahani). Entremêler féminisme et géopolitique, revisiter la représentation des femmes guerrières, annonçait un geste prometteur. Le film ne restera qu’un effet d’annonce. Qu’est-ce qui ne fonctionne pas, et le rend profondément obscène ? C’est de défendre ouvertement une cause, de prétendre faire un film politique, et d’aborder cette même cause sur un mode publicitaire (mise en valeur d’un produit – actrices, performances, mise en scène – à travers le canal de l’affect). On assiste alors à un long film de campagne médiatique, ponctué de mauvaises images fortes et de pauvres phrases-slogans (« Si du pétrole plutôt que du lait sortait de nos seins, la coalition serait venue nous aider bien plus tôt. » ). Au fond, un film-pour-festival, réclamant à tout instant sa part de lumière, se servant allègrement sur le dos de son sujet. L’obscène est de mettre en avant le glamour de la guerre. L’obscène est de faire un film féministe, et de montrer ces guerrières et journalistes comme des mères avant tout. L’obscène est d’avoir, en réalité, voulu faire un joli film pour parader en robes longues, et d’y avoir ajouté un thème fort et à la mode pour piquer l’intérêt du grand public. Il a le mérite, malgré lui, de mettre en lumière une chose qu’on savait déjà : le public, cinéphile ou non, réclame désormais des films assumant leur charge politique. Comme tout beau paquet marketing, Les Filles du soleil répond à un besoin sans remplir sa promesse. Son grand tort est de ne pas éprouver davantage qu’un simple intérêt pour son sujet, de le traiter sur le ton de l’anecdote un brin engagée tout en nous tartinant de discours bienveillants (une manière de crier « regardez, comme je suis politique » ) qui permet de masquer son outrageante indifférence à l’égard de ces femmes. Ce n’est qu’un deuxième film, peut-être un accident de parcours. Espérons qu’Eva Husson puisse rebondir.
Prenons à l’inverse Teret (La Charge) d’Ognjen Glavonic, projeté à la Quinzaine. Un autre long métrage sur la guerre, mais qui, s’il n’est pas exempt de défauts, a au moins le mérite de respecter ce qu’il porte à l’écran (c’est donc un film de cinéaste). On y suit durant un peu plus d’une journée, le parcours de Vlada, un routier qui transporte à travers la Serbie, sous les bombes (nous sommes en 1999), un mystérieux chargement. Le style de Glavonic est immersif. Il ne lâche pas son personnage principal, sort très peu de la cabine du chauffeur, et traite à égalité tous les moments, qu’ils soient intenses ou non, qu’il se passe quelque chose ou non. Cela donne des scènes s’étirant parfois jusqu’à l’ennui. En réalité, ces scènes sont construites sur le mode du rebond. La mise en scène requiert un spectateur actif, à l’affût des traces d’un événement qui ne se dévoile pas sous un jour clair, mais dont on sait qu’il constitue la trame de fond. Tout l’enjeu du film est de rendre présent un moment de l’Histoire sans en montrer la part active, de discerner dans le quotidien les effets diffus d’un conflit. La « charge » du titre est aussi la pesanteur d’un climat de guerre étouffant, comme une odeur que nous serions incapables de caractériser, et qui pourtant nous suit, nous affecte, nous trouble.