Everybody Knows et les fantômes de Penélope
Réputé pour l’émotion ravageuse de ses drames terriblement humains, l’Iranien Asghar Farhadi délaisse son pays natal pour une Espagne de carte postale dans Everybody Knows. Un drame à l’ambition internationale, porté par l’un des couples les plus glamorous du cinéma mondial. S’il est plus faible que ses précédentes réalisations, ce nouveau film fascine malgré tout par un certain sens du symbolisme.
De Farhadi, soyons honnête, on aime ce sens de l’émotion brute. Cette fascination pour la complexité de l’humanité, et la facilité avec laquelle la stabilité du quotidien peut rapidement vaciller. Avec ses images froides, ses lumières crues, le cinéma de Farhadi se rapproche parfois d’une dissection quasi-chirurgicale de la psyché humaine, de ses failles et de ses forces. En ce sens, Le Passé fait figure de chef-d’oeuvre. Juste après, Le Client nous avait lui-aussi pris par surprise. C’est là l’une des forces du cinéma du maître iranien : ses films nous bouleversent d’une manière impromptue, ses intrigues se complexifient en un fragment de seconde. Et nos coeurs chavirent dans la foulée.
Ouvrir le Festival de Cannes par un film de Farhadi, c’était une bonne surprise et une inquiétude. Généralement, ce sont des oeuvres fédératrices qui ont les honneurs de l’ouverture. Du Woody Allen, du Wes Anderson, du Baz Lurhman. Des films exigeants, certes, mais assez grand public pour plaire à tous. Mais associer « grand public » et « Asghar Farhadi » sonnait comme une contradiction, ou du moins comme une promesse de facilité. D’exigence revue à la baisse. Le reconnaître fait un peu mal au coeur : nous ne nous étions pas trop trompés. Dans ce premier film en langue espagnole, une mère de famille (Penélope Cruz) revient d’Argentine avec ses enfants après des années d’absence pour le mariage de sa soeur. En rentrant en Espagne, Laura retrouve ses proches et le décor de son enfance. Et surtout Paco (Javier Bardem), son ancien amour. Ils jouent la distance, mais ils ont été inséparables, et ça, « tout le monde le sait » comme le clame le titre. Et puis, comme toujours, un drame survient. Nous tairons sa nature pour ne pas trop en dire. Certaines âmes vous s’éloigner, d’autres se rapprocher. Mais les coeurs, les nôtres du moins, chavireront moins.
Tick Tock goes the clock
Farhadi s’est pourtant amusé de nous. Les connaisseurs de son cinéma (et des films dramatiques où tout semble aller bien en général) savent que le calme laisse souvent place à la tempête. Dans la première demi-heure, les présages grondent sans jamais que la-dite tempête éclate. Le spectateur, lui, croit voir les drames arriver : accident de scooter ? Chute mortelle ? Malaise d’un patriarche en très mauvais état ? Mais le réalisateur retarde savamment l’incident. En attendant, il enchaîne les clichés durs à avaler sur l’Espagne, ce pays où les gens parlent fort, s’interpellent d’un bout à l’autre de la rue, passent leur vie sur leur balcon à observer les autres et font la fête comme personne. Il dilate sa temporalité et fait durer le (dé)plaisir. Car ce qui est au coeur d’Everybody Knows, finalement, c’est bien le temps lui-même. Celui qui est censé panser les blessures mais ne finit que par les rendre plus vives encore. Pour Farhadi, le temps pourrit tout, les bâtiments comme les souvenirs, et amplifie les rancunes. Celle de Paco envers la femme qui l’a quitté, celle de la famille de Laura envers Paco lui-même, celle du patriarche envers à peu près tout le monde. Le temps détériore, amochit, brise, à l’image du clocher de l’Église laissé à l’abandon et qui représente à lui-seul la jeunesse et la fougue passées des deux anciens amants.
Entendons-nous bien : Everybody Knows n’est pas un mauvais film. En tant que drame doublé d’une course contre la montre, il fait même plutôt bien le job. Rien d’indigeste ou de mollasson, si ce n’est que Farhadi emprunte de temps à autre des chemins déjà bien balisés (et donc trop attendus) indignes de son cinéma, qui nous avait habitués à plus d’imprévisibilité. Everybody Knows a juste le défaut d’être moins marquant, moins poignant que ses précédentes réalisations. Sans jouer la carte des vieux cons réac, Farhadi, “c’était un peux mieux avant”, quand le cinéaste ne cherchait pas à réfréner ses ambitions pour livrer un drame mainstream pouvant plaire à tous. Restent une efficacité tout de même significative, et ce sens du symbolisme qui réhausse le film et le sort de son chemin tout tracé. Au milieu de tout cela, Penélope Cruz fascine. Non pas pour sa performance (ni préjudiciable ni tout à fait mémorable), mais pour son visage, tout simplement. Durant sa carrière, la comédienne a majoritairement alterné entre films espagnols et grosses productions américaines. Cette duplicité s’incarne ici remarquablement. Lorsqu’elle revient dans son village natal en tout début de film, Laura rayonne, malgré le long trajet en avion et les cinq heures de décalage horaire. Très maquillée, bien habillée et ouvertement séductrice, Laura nous apparaît très hollywoodienne – bien qu’elle revienne d’Argentine -, et nous fait retrouver le visage d’une Penélope Cruz sortie de Bandidas, Nine ou Pirates des Caraïbes. Pas sa meilleure filmographie en somme, mais peut-être bien celle qui lui a mis du plomb dans l’aile… Mais très vite, passée la laborieuse première demi-heure, c’est une autre Laura qui nous apparaît. Une femme démunie, les traits tirés, le visage rongé par l’impuissance et les fêlures qu’elle espérait cacher. Comme dans un flash, c’est une autre Penélope qui se présente sous nos yeux. Celle qu’on a découverte dans les années 1990 chez Pedro Almodovar, le teint souvent pâle, le visage cerné ou secoué de larmes. La Penélope Cruz des meurtrissures et des sacrifices. Celle d’En chair et en os, de Tout sur ma mère. En faisant revenir Laura de son lointain pays, c’est cette facette de la comédienne qu’Asghar Farhadi nous permet de retrouver, comme un fantôme du passé. Il aura fallu un (grand) cinéaste iranien pour que la comédienne rentre à la maison. Pas de quoi sauver un film, mais suffisamment pour le rendre plus attachant.
Everybody Knows. Un film d’Asghar Farhadi. Avec : Penélope Cruz, Javier Bardem… Memento Films Production. Sortie le 8 mai 2018.