Cannes – jour 4 : trois langages
Shéhérazade, Le Livre d’image, Another Day of Life : aujourd’hui, on a entendu plusieurs langages dans les films cannois. Des langages, c’est-à-dire une manière de s’approprier une langue, de lui donner un certain traitement, de l’utiliser comme de biais.
Il y avait tout d’abord le parler populaire marseillais dans Shéhérazade de Jean-Bernard Marlin, présenté à la Semaine de la Critique. On avait rarement vu dans un film une présence si authentique de ces intonations, de ces expressions, qui ont pour une fois le grand mérite de ne pas être utilisées de manière décorative. On sort enfin d’une sorte d’héritage à la Pagnol qui traiterait le langage au mieux comme une curiosité pittoresque, et au pire comme une forme dégradée du bon français. Marseille est enfin regardée autrement qu’une « ville de province » (à prononcer avec un poil de condescendance). Shéhérazade est le nom d’une jeune fille qui se prostitue dans les quartiers nord de Marseille. Zachary, petite frappe tout juste sortie d’un centre de détention pour mineurs, quasiment à la rue, devient son proxénète et amant. Par la force des choses, il monte un petit réseau de prostitution. S’ensuit tout ce qui arrive toujours à une petite frappe dans un film : les affaires commencent difficilement, puis l’argent coule à flot, les sentiments s’emmêlent (dois-je tomber amoureux de celle que je prostitue ?), puis Zach fait le pas de trop, celui qui lui brûlera les ailes. Trame somme toute assez classique, et purgatoire final un peu trop enclin à sauver hâtivement ses personnages. Le thème aurait peut-être mérité meilleur traitement. Au lieu de ficeler plus ou moins habilement les éléments de la sainte progression narrative, nous aurions été curieux de marquer quelques temps d’arrêt sur les situations, car ce qu’il y avait d’intéressant n’était pas tant cette petite histoire de délinquance que le milieu dans lequel elle prenait place, milieu dans lequel les notions d’honneur et de solidarité sont à la fois centrales et transgressées. C’est peut-être justement l’ampleur de ce grand dilemme de la fidélité et de sa transgression qui n’est pas exposée à sa juste mesure.
Il y avait ensuite, en compétition cette fois, le langage d’un homme seul, un vieux Suisse qui, toute sa vie, n’a eu pour seule obsession que de rester à la surface des mots pour tisser, par leur jeu d’appels et d’échos, l’une des plus grandes œuvres poétiques du cinéma. On sait bien que presque personne n’ira voir le Godard, et qu’au moins la moitié de ceux qui le verront le détesteront. Un Godard est exigeant, parce qu’il faut le regarder superficiellement (et nous ne sommes pas habitués à regarder un film dans sa nue simplicité). Le Livre d’image est un film extrêmement personnel, un film qui touche à l’intime du souvenir. Comment le raconter (question sur laquelle les critiques de Godard s’arrachent les cheveux depuis une bonne quarantaine d’années) ? Il s’agit d’une suite de fragments entremêlés : morceaux de films, de reportages, de tableaux et de textes. Quel est leur rapport ? Mis côte à côte, se superposant parfois, il s’établit entre eux un rapport de rimes, c’est-à-dire à la fois une ressemblance, mais aussi un jeu d’appel et de complémentarité. On aura par exemple des images d’exécutions commises pendant la Seconde Guerre Mondiale, au bord de l’eau, puis d’autres commises par l’Etat Islamique, au bord de l’eau également. Il ne s’agit pas du tout de dire que les choses sont les mêmes (deux mots qui riment n’ont pas à avoir le même sens), mais de s’étonner que leur disposition soit similaire. Ou encore le fameux dialogue de Johnny Guitare (« Raconte-moi des mensonges. Dis-moi que tu m’as attendu pendant toutes ces années. – Je t’ai attendu pendant toutes ces années. »), repris comme par filiation dans Le Petit Soldat (« Je ne suis pas amoureuse de vous. Je ne vous rejoindrai pas au Brésil. Je ne vous embrasse pas tendrement. »). Jeu d’inférences, d’appels, d’héritages : en mettant côte à côte deux images, Godard ne tente pas de les soumettre à la violence de la comparaison (établissement froid des points communs et des différences), mais de décliner subtilement toutes les formes de rapprochements possibles, et leur manière de siéger dans l’intime. Nous parlons d’intimité car en effet, sur le tout, le film semble déposer la marque du souvenir, le grain de la mémoire. Images déformées, citations brusquement interrompues, superposition des paroles, variations sonores : Godard oppose à l’exactitude de la présentation le caractère incomplet, inexact, forcément tronqué, et au fond personnel, du souvenir.
Le Livre d’image © Casa Azul Films /Ecran Noir Productions
Il y avait enfin, en séance spéciale, un portugais d’Angola mêlé d’anglais dans Another Day of Life de Raul de la Fuente et Damian Nenow. Film d’animation comportant quelques morceaux documentaires, l’histoire (vraie) est celle du grand reporter polonais Ryszard Kapuscinski. Parti en Afrique à la veille de l’indépendance angolaise (11 novembre 1975), il devient sur place le témoin privilégié de la guerre d’influence que se livrent les deux blocs américano-communistes. Au cœur des événements, il vit et participe dangereusement à l’enfer des conflits armés au sud du pays. C’est ce caractère infernal de la guerre qui est superbement mis en relief par le travail d’animation : non pas l’horreur des exactions et du sang, mais le sentiment flottant et hallucinatoire de dépossession de soi qu’il engendre. Un enfer intérieur, qui colore le monde de rouge, de bleu et de vert mortifères, qui mène l’homme vers une existence spectrale. Les scènes d’animation sont de temps à autre contrebalancées par les interviews de témoins encore vivants : on saute ainsi du personnage animé de 1975 à la même personne aujourd’hui, vieillie et marquée pour toujours par ce moment charnière. Ces sauts vers le documentaire ancrent davantage le film dans le réel, remettent sur le devant de la scène le caractère historique de cet épisode. C’est le deuxième trait principal d’Another Day of Life : d’un côté l’onirisme infernal, et de l’autre la conviction profonde (qui est la conviction des grands journalistes) de vivre et de faire l’histoire de son temps, d’être le premier témoin, la première voix, de l’avenir du monde. C’est là tout le défi que se sont lancés les deux réalisateurs de cette grande coproduction européenne : ancrer l’animation dans l’Histoire, s’en servir non pas pour libérer l’expression d’une fantaisie, mais pour pénétrer, par un jeu de rebonds constants, au cœur même des événements qui façonnent notre réalité.
Another Day of Life © Kanaki Films
Image en une : Another Day of Life de Raul de la Fuente et Damian Nenow