Cannes – jour 2 : sable, violence et lepreux
Dans le prolongement de l’ouverture du festival, marquée par un Farhadi assez moyen, la seconde journée de compétition cannoise a légèrement déçu. On peut espérer une lente montée en puissance des films proposés. Précisons d’emblée qu’au moment d’écrire ces lignes, nous n’avons pas encore vu Leto de Kirill Serebrennikov, qui s’annonce tout à fait époustouflant.
Un petit vent d’émotion a saisi une partie de la Croisette au moment de la projection de Yomeddine, premier film du jeune réalisateur égyptien Abu Bakr Shawky (32 ans). Bien sûr, comment ne pas être touché par cette histoire de lépreux qui part vers le sud du pays à la recherche de la famille qu’il n’a jamais connue, accompagné d’un mignon petit garçon orphelin nommé Obama ? Voulez-vous ajouter autre chose à ce tableau un brin misérabiliste ? Choisissez : ils voyagent à dos d’âne (d’ailleurs, la pauvre bête meurt), ils se font voler tout leur argent, ils ont faim, ils mendient, ils développent une tendre complicité père-que-je-n‘ai-jamais-eu / fils-que-je-n’aurai-jamais, la femme du lépreux meurt, d’ailleurs lui se retrouve emprisonné à tort… De façon sans doute parabolique (on espère que c’est volontaire), toute la misère du monde s’abat sur les épaules du lépreux Beshay (superbement interprété par l’acteur non-professionnel Rady Gamal). Et pourtant, le film réussit à rester léger. Beshay accepte son sort, car il voit son épopée comme un parcours semé d’embûches vers le Jugement Dernier (« Yomeddine » en arabe), un parcours au terme duquel il retrouve foi en l’humanité. Fallait-il rester léger ? Pourquoi pas, mais alors à condition de ne pas devenir exemplaire. Faire le choix de la légèreté, c’est s’offrir la possibilité de rendre le film insaisissable, fuyant, surprenant. Or, le souci d’exemplarité en toute circonstance enferme Yomeddine dans les bornes du convenu. L’exemplarité est une noble intention, mais elle est prévisible, tout comme le film.
Du côté d’Un Certain Regard, la sélection s’ouvrait avec une comédie de guerre signée Sergei Loznitsa : Donbass, du nom de la région de l’Ukraine en proie depuis 2014 à une triste guerre intestine entre séparatistes russophones et forces ukrainiennes. Le film est composé de treize saynètes dressant un portrait pitoyable de la région et nous rappelant que, si la guerre est détestable, ce n’est pas seulement à cause des morts qu’elle sème à tout va, mais aussi parce qu’elle exacerbe chez les hommes les comportements les plus vils, plus ou moins enfouis en temps de paix. Au programme : mise en scène de reportage de guerre, confiscations « patriotiques », chantage, lynchage en pleine rue, propagande etc. On y rit pour deux raisons. D’une part, parce que l’abrupt culot des dirigeants toujours plus corrompus nous semble à peine croyable ; et pourtant, bien qu’ils ne soient pas dupes, les civils n’osent broncher. On rit donc d’abord par incrédulité (pourtant toutes les histoires sont vraies). D’autre part, on rit également parce que l’on y est forcé, parce que le film nous arrache un rire en passant par la gêne. À ce titre, Donbass est une comédie violente. Violente à travers ce qu’elle montre autant que par sa manière de procéder. La scène la plus symbolique, celle qui a du moins fortement marqué le public, se déroule lors d’un mariage civil entre une horrible mariée brailleuse et un sot sans doute ivre. Au moment des vœux, la mariée ne peut s’empêcher de crier les bêtises les plus vulgaires qui soient, tout en remerciant les militaires présents ; et lorsque les mariés reçoivent les félicitations de leurs amis, ceux-ci, entre deux embrassades, s’esclaffent en leur montrant la vidéo du lynchage ayant eu lieu un peu plus tôt dans l’après-midi. Une fois le film terminé, on se dit que l’Ukraine est vulgaire, criarde et tartinée de rouge à lèvres. Loznitsa doit détester beaucoup de monde pour ne sauver absolument aucun personnage. Il offre un film radical, cogneur, qui assume sa lourdeur, où chaque scène est un parti pris extrême. Il est amusant de le mettre en regard de Yomeddine présenté le même jour, tant les deux œuvres s’opposent : l’une prône la pitié, l’amour aveugle ; l’autre, la misanthropie, le dégoût de l’homme.
Cannes, deuxième jour : on espère pouvoir sortir un jour de l’alternative amour vainqueur/haine triomphante pour colorer le monde d’autres nuances.
Photo en une – Donbass, de Sergei Loznitsa